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COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES

6 SEPTEMBRE 1993

LE DOCUMENT DORNBUSCH

Un économiste germano-américain analyse la politique dite du "franc fort"...

À notre très grande surprise nos correspondants ont été très nombreux à nous demander, par fax et au téléphone, la traduction que nous vous adressons. Nous jugeons donc plus simple, et probablement intéressant pour beaucoup d’entre vous, de l’adresser à tous aujourd’hui. Précisons qu’il s’agit dans notre esprit d’un DOCUMENT qui nous intéresse en fonction de notre revendication de la baisse des taux d’intérêt. Du reste on remarquera que le courant de baisse du crédit à la consommation qui s’amorce confirme certaines analyses de cet expert monétaire.

Les défenseurs de la liberté sociale combattent évidemment sur un terrain bien différent de celui de la Théorie économique et de la réflexion monétaire…

Rüdiger Dornbusch travaille depuis 1975 en tant que professeur de Sciences économiques au MIT (Massachussets Institute of Technology), de renommée mondiale. Né en 1942 à Krefeld (Rhénanie-Westphalie N.d.T.), il habite depuis 25 ans la côte Est des États Unis. L’an dernier, "Rudi", comme on l’appelle Outre Atlantique, est devenu citoyen américain. Ce spécialiste des questions monétaires appartient au groupe des conseillers économiques du président Bill Clinton.

Note du traducteur :

Rappelons que Der Spiegel est l’hebdomadaire le plus lu en Allemagne (tirage supérieur à celui de tous les news magazines français réunis).

Ce texte clair doit être envisagé non seulement du point de vue de son contenu, mais également du support et de sa diffusion, au moment où trop de Français pensent que "les Allemands" voient les choses de telle ou telle manière. M. Augstein directeur du "Spiegel" a, du reste, courant août, donné un article assez dur au "Figaro", mais on remarquera que dans le même numéro du Spiegel figurait un éditorial encore plus dur sur le thème "Qui paye pour l’Europe ?" Cet éditorial mériterait une meilleure diffusion en France où l’on n’envisage les relations franco-allemandes que d’un point de vue très unilatéral. Mais ceci est, nous dira-t-on du domaine de la politique…

Du point de vue économique, cet article rejoint de nombreuses prises de positions fort intéressantes qu’il convient de signaler et de recommander :

- Articles parus pendant le mois d’août dans le "Figaro" pages économiques, notamment sous les signatures de Jean-Jacques Rosa et de Florin Aftalion

- Tribune libre parue dans "Libération" contre "les ayatollahs du franc fort" sous la signature de "Clovis"

- Et surtout la très pertinente, sulfureuse et définitive, analyse "la Tragédie du Franc Fort" publiée par "La Revue des Deux Mondes" sous la signature, mystérieuse, du remarquable groupe d’experts financiers internationaux "Galilée".

Il nous a paru intéressant de joindre à ces textes le point de vue qui aura été finalement le plus largement diffusé chez nos voisins ; il paraît en effet que c’est en fonction des relations franco-allemandes qu’a été conçue la doctrine du "Franc fort" (en deux mots).

On notera tout d’abord que ce texte, comme le reste du journal, considère que le SME est tout simplement mort.

Remarquons qu’il ne s’agit pas pour nous de dire que Rüdiger Dornbusch a forcément raison sur toute la ligne (il nous semble très attaché au concept de "banque centrale", qui est un concept monopoliste).

Dernière remarque : une traduction est toujours discutable, nous avons cherché à refléter le moins mal possible les nuances précises du texte allemand.

Enfin nous n’avons pas cru nécessaire de traduire le terme Bundesbank ni par le sigle familier, systématiquement utilisé par la presse française, de "Buba", ni par celui qui serait correct de "Banque Fédérale".

JG Malliarakis

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"Nous avons besoin des Spéculateurs"

"Wir brauchen die Spekulanten"

L’économiste US Rüdiger Dornbusch s’exprime à propos de la crise du SME.

Spiegel : Herr Dornbusch, vous avez réclamé en compagnie de 3 autres universitaires américains, l’enterrement du Système Monétaire européen.

Trois jours plus tard le SME était mort. Votre rôle est-il celui de Cassandre ?

Dornbusch : Je ne démens pas. L’enterrement du SME a été la meilleure nouvelle survenue en Europe depuis longtemps. C’était une grande sottise ("eine große Dummheit") que d’imposer aux Européens une récession profonde, simplement pour consolider une parité monétaire.

En France le taux d’inflation est, à 1,6 %, plus bas que dans le reste du monde, et cependant le Premier ministre Balladur bloquait le loyer de l’argent au dessus de 10 % ; cela dépasse l’entendement.

Spiegel : Sont-ce aujourd’hui les universitaires américains qui font la politique monétaire européenne ?

Dornbusch : Bien sûr que non. Les marchés financiers disposent d’arguments largement plus convaincants : Balladur a perdu dans son inutile défense du Franc 30 milliards de Dollars en quelques jours. Tous les experts savaient que le Système monétaire européen n’avait aucune chance.

Spiegel : Les Banques centrales ont-elles fait tomber le système monétaire européen ?

Dornbusch : Les Banques centrales ne sont aucunement fautives : c’est le SME qui était fautif. La Bundesbank est parfaitement dans son rôle quand elle combat l’inflation en Allemagne. De ce fait elle ne peut pas diminuer ses taux d’intérêts autant que cela conviendrait pour résoudre les problèmes français. Le gouvernement de Paris, par fierté nationale, a jeté sur le marché 2 % de chômeurs supplémentaires afin que le franc français ne se dévalorise pas de 2 % par rapport au mark… Cela ne pouvait pas fonctionner plus longtemps.

Spiegel : Le SME était-il une erreur à la base ?

Dornbusch : Cela ne marche pas d’attacher ensemble les politiques monétaires de pays qui n’ont pas suffisamment coordonné leurs intérêts. La politique de taux d’intérêt élevé en Allemagne a conduit le Système à sa perte. Comme le SME avait été créé il y a 14 ans, tout le monde voulait que le Mark se préoccupe de discipline monétaire dans les autres pays. Les enfants désirent toujours que leur Maman tienne bon.

Spiegel : Les Britanniques et les Français tiennent la Bundesbank pour le coupable suprême de la débâcle monétaire.

Dornbusch : La Bundesbank a l’obligation légale de lutter contre l’inflation en Allemagne. Pour cela elle est obligée de contribuer à l’affaiblissement de l’économie. De ce fait les taux d’intérêt allemands ne peuvent pas baisser avant six mois, alors que l’économie française aurait besoin que cette baisse intervienne immédiatement. Les deux pays ne peuvent pas demeurer liés par le SME. Comme dans n’importe quel divorce on tente l’impossible pour pourvoir rester ensemble. Et après la séparation c’est une grande libération pour chacune des parties.

Spiegel : Le président de la Bundesbank M. Helmut Schlesinger ne semble pas être vraiment malheureux de la chute du SME.

Dornbusch : Il faudrait que quelqu’un emmène Schlesinger chez un psychologue si on veut savoir avec certitude ce qu’il a pu vraiment ressentir pendant la rupture du SME. Pendant 2 ans, la Bundesbank a cherché à convaincre ses partenaires européens en petit comité que seul un système de parités variables pouvait résoudre les tensions. Mais les autres Européens n’ont rien voulu savoir.. Le SME avait été, trop tôt, trop rigide, il s’est pendu à sa propre corde.

Spiegel : Les Français, les Danois et les Espagnols auraient-ils dû se détacher plus tôt du bloc monétaire ?

Dornbusch : Ils auraient dû s’enfuir depuis au moins un an, lorsqu’il était devenu clair que la Bundesbank était dans l’obligation d’entreprendre contre l’inflation une lutte de longue durée. Mais les Français n’ont pas confiance dans leur propre monnaie. Que peut-on y faire ? Tout le monde savait qu’on ne pourrait pas tenir à long terme.

Spiegel : A quelle vitesse les taux d’intérêt baisseront-ils en Europe ? Y aura-t-il une chute libre comme en Grande Bretagne, lorsque la Livre Sterling est sortie du SME ?

Dornbusch : Jusqu’ici il n’y a pas eu de glissement des taux parce que Balladur veut sauver la face. Par ailleurs il veut forcer les spéculateurs, qui ont misé sur la baisse du Franc, à racheter leur position. Le Premier ministre français gaspille du temps et de l’argent, et il bloque la croissance, en retardant la baisse des taux. Mais il devra bientôt s’intégrer aux nouvelles données du jeu. Il peut (= il pourrait) en Septembre baisser les taux de 5 % et initier une reprise de son économie. Les dirigeants des autres pays européens le suivraient.

Spiegel : Seule l’Allemagne maintiendrait alors, grâces aux maîtres de manège de Francfort, ses taux d’intérêts élevés ?

Dornbusch : Grâce au Mark fort les autorités monétaires allemandes disposeront, elles aussi, d’un peu plus de souplesse.. Lors même que le Mark tournerait dans l’avenir en fonction de taux d’intérêt à 9 %, les prix à l’importation baisseraient, et l’économie exportatrice allemande deviendrait moins compétitive. Alors la Bundesbank pourrait baisser les taux d’intérêt.

Spiegel : N’existe-t-il pas un danger de course à la baisse en Europe ?

Dornbusch : Ce serait la meilleure chose qui puisse arriver aux Européens. Les taux d’intérêts sont beaucoup trop élevés. Dans les deux mois à venir les Banques centrales vont se faire concurrence à la baisse des taux d’intérêts.

Spiegel : N’existe-t-il pas un danger que les spéculateurs sur le marché monétaire, après la fin du SME, fassent la pluie et le beau temps ?

Dornbusch : Sur tout les marchés nous sommes tributaires (nous sommes entre les mains) de gens qui achètent bon marché et revendent plus cher. Nous avons beaucoup de chance que ces gens existent car sans eux nous aurions affaire à des variations de prix beaucoup plus fortes. Ils auraient bradé le franc en attendant la baisse des taux d’intérêt. Seuls les spéculateurs font entendre raison aux Ministres des Finances. Tout chômeur européen devrait adresser au super-spéculateur George Soros un télégramme de remerciement.

Spiegel : Que pensez-vous de l’idée des Ministres des Finances frustrés de la Communauté européenne, d’empêcher, grâce au contrôle des changes, les énormes gains des spéculateurs ?

Dornbusch : Ce serait une énorme fumisterie. Nous avons besoin de gens tels que les spéculateurs, qui interpellent les politiques en leur disant : arrêtez, ça ne va pas. Balladur a voulu nous faire croire que les vaches sautent sur la Lune. Les spéculateurs ont parié le contraire. Sans les spéculateurs, la France aurait dans 6 mois 200 000 chômeurs de plus.

Spiegel : Le commerce mondial des devises a empoché pendant les dernières semaines plusieurs Milliards de Dollars.

Dornbusch : Les États devraient financer par l’impôt une partie des gains apparus sur le marché des devises. Cela devrait stabiliser le système en bloc, car c’est seulement lors de graves bouleversements, comme il s’en est produit à l’intérieur du SME, que la spéculation réalise des gains.

Spiegel : Le vainqueur immobile des turbulences monétaires européennes est la Bundesbank. Est-ce aussi une grande victoire pour le Mark ?

Dornbusch : L’Europe a cherché durant les mois écoulés à pirater le Mark. Je dois féliciter les gens de la Bundesbank pour s’y être opposés avec tant de calme stoïque. L’effondrement du SME confirme que les Européens, et avant tout les Français, ne sont pas en état de fonder une banque centrale véritablement indépendante… Les Allemands ont bien raison, par conséquent, de tenir bon pour maintenir la Bundesbank et le Mark.

Spiegel : Avec cette situation d’un système de parités, de facto, flottantes, vivons-nous dans le meilleur des mondes ?

Dornbusch : En comparaison de l’autre terme de cette alternative, la réponse est : Oui. Plonger certains pays dans la récession par des taux d’intérêt élevés sans raison est beaucoup plus grave que de faire flotter les monnaies. En dehors de cela je pense que dans un mois, les taux de change seront stabilisés à un nouveau cours. Alors les Banques centrales pourront de nouveau les contrôler.

Spiegel : La monnaie unique, telle qu’on l’a conçue à Maastricht, a-t-elle après cette débâcle du SME, une chance de voir le jour ?

Dornbusch : Il est difficile de l’imaginer actuellement. Tout le monde est content d’être libéré de ce fardeau. Mais dans deux ans il n’existera plus en Allemagne d’inflation élevée, et les devises s’échangeront librement et sans drame. Alors existera une nouvelle opportunité. En effet personne ne devrait être fiancé trop longtemps, autrement la noce n’aura jamais lieu.

Spiegel : Quelle condition préalable devrait être remplie pour que le mariage des monnaies européennes ait bien lieu ?

Dornbusch : Tous les partenaires devraient accepter une véritable Banque centrale indépendante, et il doit y avoir des taux d’évolution des prix comparables. Personne n’y est vraiment préparé jusqu’ici. C’était une plaisanterie que d’imaginer que la Grèce, l’Espagne ou l’Italie pouvait prendre part à une Monnaie unique européenne.

Spiegel : Le Mark, alors, existera-t-il encore dans dix ans ?

Dornbusch : Il a de bonnes chances de durer encore longtemps. Une monnaie unique a très peu d’utilité économique. Notre conception de la Valeur est avant tout psychologique. Et si l’Euro-monnaie fonctionne sur des bases aussi fausses que dans les années écoulées, elle peut se révéler contre-productive pour l’unité européenne.

Spiegel : L’Europe de l’est n’a joué jusqu’ici aucun rôle dans la définition de la politique monétaire européenne.

Dornbusch : La Monnaie unique est le dernier acte de l’Anticommunisme. Les politiques n’ont pas encore intégré dans leurs conceptions la Chute du Mur de Berlin. Une Monnaie unique ouest-européenne constitue clairement un affront à l’encontre des Européens de l’est. Elle les laisse en dehors, ce qui augmente le nombre des immigrants. Du point de vue allemand, les Tchèques et les Polonais comptent plus que les Portugais. Il est anachronique aujourd’hui de concevoir une union monétaire qui engloberait le Portugal, mais non la Pologne.

• Der Spiegel N° 32 du 9 août 1993 •

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