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COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES
MARDI 18 JANVIER 2000
LE TEULADISME A ENCORE DE BEAUX JOURS DEVANT LUI
Il
est des personnages fugaces ou insignifiants qui donnent leurs noms à
des tendances ou des concepts dont on oublie, généralement sans
regrets, les héros éponymes. Ainsi du "hooliganisme" dont on a
oublié les frères Hooligan, ainsi du "poujadisme" dont le chef
éphémère est tombé aux oubliettes, ainsi de nombreux
"caudillismes" sud-américains (sandinisme, péronisme, zapatisme,
etc.) ainsi même de la poubelle imposée aux Parisiens par le préfet
du même nom.
Or,
contrairement à tous ces courants la France d'aujourd'hui est en train
de se donner au système d'un homme dont, en général, elle
ne connaît même pas le visage.
À l'état civil il s'appelle René
Teulade. Son insignifiance apparente et sa feinte bonhomie le rendent emblématique
d'une pensée conceptuellement dérisoire, mais non dépourvue
d'influence dans la pratique. Aussitôt entériné son rapport
au Conseil économique et social, aussitôt voté son projet
d'avis par l'assemblée plénière le 12 janvier (cf. notre
Courrier du 12 janvier 12.1.
Un Débat mouvementé sur l'avenir des retraites
), une personne aussi délicate que Mme Aubry a cru bon de le désavouer.
Intervenant le 16 janvier sur TF1, le Ministre du Travail a pris, en effet,
ses distances avec ce document, expression, pourtant de la volonté du
gouvernement (cf. notre Courrier du 3 janvier 3.1.
Le Docteur Tant Mieux").
En 1999, le rapport demandé au Commissariat Général au Plan parvenait, sous la direction de M. Charpin, à des conclusions jugées dérangeantes pour la stratégie électorale de Lionel Jospin. Les réformes suggérées par M. Charpin étaient douces, étalées sur 20 ans, alignant progressivement fonctionnaires et régimes du privé.
C'était
encore trop dur. C'était inaudible pour les chastes oreilles des centrales
syndicales, et pour les 11 millions d'électeurs, le 1/4 des inscrits,
le 1/3 des votants, qui sont supposés bénéficier de la
Retraite.
Encore ne doit-on jamais perdre de vue que le pourcentage des hommes âgés de 55 à 64 ans, et qui n'ont pas d'activité, s'il est de
15 % au Japon,
30 % en Suède,
35 % aux États-Unis,
38 % en Grande Bretagne,
45 % en Allemagne,
il atteint
58 % en France.
Cette
proportion énorme n'est le produit ni des contrats, ni des libres choix
individuels. Si plus de 50 % des Français quinquagénaires sont
jetés à la casse, c'est d'abord parce que l'État les juge
"usés". Usés : cette aimable expression a été réaffirmée
par Mme Aubry. Sa Goujaterie Mme le Ministre est évidemment inusable.
On est donc immédiatement tenté de suggérer une réforme chirurgicale des régimes de retraites. Elle prolongerait utilement la réforme sans vague de 1993 entreprise par M. Balladur pour les retraites du secteur privé. Grosso modo, il s'agirait alors de reporter de 60 vers 65 ans l'âge de la cessation d'activité imposée par la réglementation.
Mieux
encore, il conviendrait de permettre la continuation au-delà, sans pénaliser
par exemple les "cumuls emploi retraite".
Il
n'est pas surprenant, il est même en quelque sorte logique, que les théoriciens
du partage du travail, les partisans de la loi des 35 heures et les défenseurs
de la retraite à 60 ans, de même qu'un bon nombre de syndicats
de fonctionnaires prenant leur retraite beaucoup plus tôt, renâclent
devant cette réforme.
Que vient alors faire le Teuladisme et quelle est sa fonction ?
Il
s'agit, sur la base de considérations dotées d'une très
petite cohérence, d'expliquer que ces interventions chirurgicales ne
seront pas nécessaires. La tumeur n'est pas encore assez grosse sans
doute. Peut-être même disparaîtra-t-elle par le simple sortilège
de la croissance. Et le rapport Teulade, critiqué au Conseil économique
et social seulement par le groupe des Entreprises, vient ici faire rêver
l'auditoire en évoquant l'hypothèse d'une croissance de 3,5 %
pendant 40 ans.
Tout
possesseur d'une table actuarielle, ou même d'une vulgaire calculette,
sait en effet qu'une grandeur quelconque augmentée 40 fois de 3,5 % se
trouve multipliée par 4. Tout lecteur des fables de La Fontaine (La Laitière
et le Pot au lait, Livre VII, Fable 10) sait cependant ce qu'il advient : "Le
lait tombe; adieu veau, vache, cochon, couvée." Entre la Table et
la Fable, la vraie sagesse de la nation française n'est certainement
pas du côté du teuladisme.
Le teuladisme a, bien entendu, des précurseurs. Dans les années 1960, on faisait grand cas de Fourastié. Sa réflexion "philosophique" sur le monde de 1985, servait de soubassement aux projections et aux grands choix du VI° Plan. Mais Fourastié publiait, et il avait quelques lecteurs. MM. Teulade et Davant sont plus discrets. Ils demeurent et pérorent en coulisse. Qui donc a lu le Rapport Teulade de 1988, sur la Protection sociale (avec en annexe le rapport de M. Jean de Kervasdoué sur les Hôpitaux), à l'époque du X° Plan ?
Cette
influence s'exerce fondamentalement de manière financière. C'est
assez cocasse de la part de gens si critiques vis-à-vis du capitalisme.
C'est l'expression du poids colossal des mutuelles.
Teulade l'homme sans visage est un inconnu pour 95 % des Français.
Mais,
dans la foulée du Congrès de Brest de 1997, le parti socialiste
a créé en 1998 un Conseil économique, culturel et social,
sous la présidence de M. Teulade. Ce n'est pas rien et nous trouvons
Mme Aubry bien légère, à moins qu'elle soit fort
lourde, de dire que "le rapport Teulade n'engage que M. Teulade".
Il engage le parti auquel adhère Mme Aubry. Et il engage aussi le Conseil Économique et social de l'État qui a voté en majorité pour son projet d'avis, sollicité par le gouvernement dont Mme Aubry fait partie. Teulade aura des successeurs. On pense par exemple à M. Beau, ancien collaborateur de la MNEF, et créateur avec Teulade de la revue Espace social européen. M. Beau est âgé de 46 ans. Il a donc encore de beaux jours devant lui, et le teuladisme aussi, je le crains.
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