COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES
JEUDI 13 JUIN 2002
SUR UN CERTAIN COMPLEXE D'AZINCOURT
Les hommes de l'État sont très forts en France pour ruiner l'uvre des individus.
Le podosphère n'est qu'un jeu. Et le premier commentaire qu'il nous semble appeler porterait plutôt sur l'inflation des passions autour des récents déboires de l'équipe nationale française. On se souvient certes qu'en 1998, ses succès avaient été instrumentalisés. On en avait fait une sorte d'Austerlitz de la cohabitation politique et du brassage des cultures. Les couleurs du drapeau national seraient joyeusement modifiées et aucun sang impur n'abreuverait plus les sillons de la Marseillaise.
Et puis les recettes publicitaires se sont amoncelées : le simple maillot de l'équipe de France est un espace publicitaire évalué à 2,3 millions d'euros ; le joueur fétiche de l'équipe de France est le mieux rémunéré du monde (13,6 millions d'euros de revenus), les analystes financiers guettent la corrélation entre le cours de l'action TF1 et la performance de l'équipe, etc.
Et tout cela est aussi, bien sûr, une excellente affaire pour le fisc français.
Et puis on a abusé de la consommation publique de victoires qui s'effilochaient.
Et puis Waterloo succède à Austerlitz.
Pour ma part, très satisfait, en revanche, des succès de la seule équipe de France qui m'intéresse, celle de rugby bien sûr, je m'en tiendrais volontiers là, si la surabondance des échos médiatiques depuis 48 heures, excédant les limites de mon indifférence, n'obligeait à s'interroger sur un certain complexe d'Azincourt.
Tout a été dit sur cet immense désastre de la féodalité française à l'aube du XVe siècle : 50 000 chevaliers écrasés et massacrés par 15 000 manants ! Par son immortel "Henry V", William Shakespeare a contribué à cette imprégnation de la Mémoire de son immense génie, plus qu'aucun historien n'y parviendra jamais. L'ambition d'un prince aventurier conquérant d'un côté, de l'autre, l'arrogance, la suffisance, l'incompétence d'une Cour désunie, la honte définitive d'une défaite inexplicable.
Mais, historiquement, on pourrait aussi se souvenir qu'à cette déroute en Picardie (1415), suivie de la perte de la Normandie du fait de la guerre civile des Armagnacs et des Bourguignons (1417-1419), puis du terrible traité de Troyes (1420) la France a quand même survécu. Ne nous fixons même pas, ici, sur la gloire mystérieuse de Jeanne d'Arc. Souvenons-nous aussi de tout ce que le XVe siècle apporta à la constitution de la civilisation française (1), et on prendra simplement exemple de ces grandes plaines aujourd'hui encore si riches (2) de la Beauce et de la Brie. Elles étaient encore pauvres et stériles au début de la guerre de Cent Ans, quand de courageux et ingénieux seigneurs entreprirent d'y investir, à cette époque, sans aucun concours de l'État défaillant, leurs soins et leurs grands travaux qui en ont fait jusqu'à nos jours le grenier de la France.
Parallèlement, bien d'autres forces germaient dans ce Grand Royaume, qui sut tant de fois se relever, tourner ses pages noires : ce fut toujours le fait des individus, le fait des hommes, le fait de familles privées industrieuses et patientes, le fait des épargnes, le fait du respect, et non du dénigrement.
Et, à l'inverse, les hommes de l'État sont trop souvent venus, moqueurs, cavalcader stérilement, humilier les provinces, piller les propriétés, détruire les récoltes, dépouiller les bourgeois, détrousser les marchands et les gens de métiers, dénigrer leurs efforts, piétiner leurs libertés. Les inutiles courtisans responsables d'Azincourt, atrocement massacrés, ont étrangement fait souche. Ils ont changé de costume. Ils habillent même, aujourd'hui, leurs discours de prétentions égalitaires et philosophiques. Mais si on arrête un peu leurs images fugaces sur les petits écrans de notre siècle, on demeure frappé de la ressemblance avec les vieilles enluminures, et même avec les traits éternels du drame shakespearien.
Allons, nous n'avons rien en France à jalouser à la verte Angleterre. Elle aussi, par périodes, a su reprendre à son propre détriment le flambeau de notre sottise étatique. Songeons simplement à la délirante charge de la brigade légère à la bataille de Balaklava. C'était en 1854, plus de 300 ans après Azincourt, plus de 250 ans après Shakespeare. Eux aussi, les malheureux et cafouilleux Lords de la cavalerie britannique, venus en Crimée défendre la "pauvre petite Turquie," (3) valaient bien les calamiteux oncles du roi de France du XVe siècle.
La seule différence est, qu'avec l'expérience, la vieille constitution britannique a su remiser ses pantins au vestiaire. Au contraire, nous en avons fait des énarques. Les coqs du village sont demeurés nos emblèmes nationaux. Les Anglais les ont réduits au statut d'objets touristiques. Décidément, Maudits-Zainglais, ces gens-là font argent de tout !
Est-il interdit de désirer qu'enfin, avec les mêmes excellents ingrédients, nous n'entreprenions de faire une cuisine meilleure encore.
(1) C'est par exemple le siècle de Jacques Cur, de François Villon, ou de la construction des hospices de Beaune et du château de Langeais, le siècle du gothique flamboyant, etc.
(2) Le fait que le cours du blé soit, dans les années récentes, passé de 18 à 9 euros le quintal a certes monstrueusement obéré le revenu net des exploitants agricoles, mais on ne perdra pas de vue que le revenu brut des céréaliers français demeurerait élevé, s'il n'était ponctionné par les diverses plaies résultant de la politique agrarienne spoliatrice de l'État français : charge de la dette, cotisations sociales, droits de succession, etc.
(3) Cet épisode a été porté à l'écran en 1968 sous le titre "La Charge de la brigade legère" (The Charge of the Light Brigade) par le cinéaste britannique Tony Richardson, avec Trevor Howard, Vanessa Redgrave, David Hemmings, Corin Redgrave, Peter Bowles.
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