Ce qu'on y redécouvre à propos de la Grande Europe, c'est-à-dire de l'Europe des Libertés.
Avant de reprendre le fil de chroniques prioritairement consacrées à nos problèmes français, qui sont certes graves et quotidiens, mais qui sont d'un autre ordre, je tiens à évoquer une question. Elle me trouble depuis 40 ans mais je l'appréhendais seulement jusqu'ici de manière conceptuelle, cérébrale et intermittente, comme un dossier. Je l'éprouve désormais de manière différente, charnelle, évidente.
Cette affaire c'est le drame de Chypre.
Depuis si longtemps que je désirais connaître cette île (1) nous nous y sommes enfin rendus, à l'occasion de vacances familiales. 15 jours y furent dévorés en randonnées, et visites, 450 photos, de monastères, de sites archéologiques, de fresques, de mosaïques, de musées, de forêts, de réserves naturelles, de montagnes, et de la vielle ville de Nicosie, toujours balafrée par la Ligne Attila, par les barbelés de l'occupation turque et de la sinistre impuissance onusienne (2) inchangée depuis 1974.
À Chypre, ce n'est pas seulement une identité grecque que l'on retrouve, comme immuable depuis 3 300 ans, c'est l'Europe, au sens vrai. Ce que l'on redécouvre c'est l'Europe des libertés, c'est aussi une Europe où plus spécifiquement encore la francité devrait retrouver sa place (3).
Depuis 1974, l'Armée turque occupe au nord 36 % du territoire, 3 355 km2 sur 9 250.
Or, cette zone représentait, au départ 80 % de la richesse des biens touristiques et des équipements hôteliers, 80 % des ressources agricoles, du trafic maritime, de la production industrielle. De cette zone nord certes proche des cotes turques l'occupant délogea et dépouilla alors la population grecque (4).
Celle-ci, dans le territoire résiduel laissé à la République indépendante de Chypre, a reconstruit un petit pays prospère et dynamique, souriant, actif et accueillant, reboisant les montagnes (5), aménageant les côtes, sans aide étrangère, développant l'économie, au point qu'ils produisent maintenant, chaque année, à l'arrivée plus de 90 % de la richesse de l'île : 9,7 milliards de dollars au sud, contre 0,83 au nord, avec un taux de croissance supérieur à 4 %.
Pour citer ici un seul exemple, on indiquera ainsi que sur 63 % du territoire, le sud a aménagé 88 % des routes à quatre voies : 10 700 km contre 2 400.
Depuis 1990, la candidature de Chypre à l'Union européenne est parvenue à franchir les plus importants obstacles. Dès 1998, sur les 31 chapitres d'acquis communautaires obligatoires, Chypre, c'est-à-dire la République grecque du sud, en remplissait 17.
Aujourd'hui, le petit État se trouve en tête des 10 nouveaux pays qui devraient être acceptés en décembre prochain à Copenhague, comme membre de l'Union dès 2004.
Ce chemin spectaculaire, franchi en 30 ans, l'a été d'abord par l'heureuse obstination d'un peuple c'est-à-dire par la volonté persévérante de vivre de 600 000 individus libres, qui, au cours des trois derniers millénaires, ont toujours surmonté toutes les adversités, toutes les persécutions, toutes les oppressions, égyptiennes, perses, arabes, turques, orientales, mais aussi occidentales.
Techniquement aussi, tout visiteur attentif et tant soit peu documenté de la République de Chypre conviendra que son succès est incontestablement, par ailleurs, celui de la libre entreprise. Car contrairement à la plupart des pays de la région, Chypre reconnaît à l'initiative privée une part essentielle dans le développement de sa prospérité. Et c'est cela qui explique l'actuel niveau de vie chypriote : très supérieur à celui de la plupart des pays de l'Europe du sud (6). L'adhésion de Chypre ne pose aucun problème économique et ne coûtera pas un euro.
Chypre va de l'avant. Aucune situation dans le monde n'est exactement comparable à aucune autre. De la sorte, les comparaisons qui viennent à l'esprit avec Hong Kong face à la Chine communiste, avec la Finlande face à l'Union soviétique sont nécessairement maladroites.
Chypre pose à l'Europe un problème particulier, décisif, passionnant.
Si en décembre son adhésion n'était pas entérinée par le Conseil européen de Copenhague, concluant les 6 mois de présidence danoise, aucune autre adhésion, aucun élargissement ne serait en principe possible. (7) Mais au-delà de ce point, dont certains imaginent pouvoir se servir contre l'Europe en général, pour freiner l'élargissement, il y a la question de savoir si les Européens acceptent le diktat des Turcs, ou plus exactement des militaires turcs, ou s'ils le refusent. Les Européens sont-ils résolus, ou non, à faire prévaloir des objectifs d'élargissement qui ne concernent pas seulement la Méditerranée, ni les Balkans (8) mais aussi la Baltique ou le Caucase.
Car il nous semble que tous les peuples européens devront faire partie un jour de l'Europe. Voilà l'enjeu. Confrontées à cet enjeu, les questions de modalités techniques de l'élargissement, du calendrier, de l'évolution des institutions, ou, dans le cas précis de Chypre, du traitement de l'actuelle zone occupée, se retrouvent mises en perspective.
Que cet espace élargi implique un renoncement aux tristes désirs des petits hommes gris, aux discours mièvres et mous de la sociale démocratie, aux programmes technocratiques marron, dont nous avons l'habitude de voir la paille dans l'il de Bruxelles sans repérer la poutre dans celui de Paris, voilà l'autre enjeu.
Cela m'a semblé encore plus clair à Chypre.
Cela m'a semblé encore plus clair devant cette ligne de démarcation honteuse, contrôlée machinalement par les Casques Bleus du machin onusien.
Cela m'a semblé encore plus clair devant la réussite éclatante du peuple chypriote dont la Realpolitik de Kissinger et des occidentaux avait programmé la disparition il y a 30 ans.
Cela m'a semblé encore plus clair devant le spectacle, il faut bien le dire puisque c'est la triste réalité, du recul de l'influence française.
Cela m'a semblé encore plus clair, enfin, devant l'indifférence à peine polie que les dirigeants européens manifestent à l'égard de la grande idée européenne
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(1) Peut-être la plus grecque, en tout cas la plus tragiquement grecque de toutes les îles des cinq mers méditerranéennes cf. Jacques Lacarrière in "L'Été Grec". Et (en toute objectivité et légèreté) on pourra écouter le Dithyrambe de la Liberté de Dionysios Solomos
(2) On peut consulter la liste édifiante des vux pieux de l'ONU à l'adresse du site "kypros".
Ces documents éclairent largement la frivolité de certains hommes d'État, 25 ans et 1 000 résolutions plus tard, qui croyaient pouvoir bénéficier de la jurisprudence d'impunité si favorable aux dirigeants turcs.
(3) Car l'île a été française pendant trois siècles, sous la dynastie poitevine des Lusignan (1192-1489), soit 4 fois plus longtemps qu'elle n'a été possession britannique (1878-1959), et sur une durée comparable à celle où elle fut captive de l'Empire Ottoman (1570-1878) après que le Doges de Venise s'en soient emparés de 1489 à 1570. On consultera d'une manière générale toute l'excellente partie historique et culturelle du livre de Jean Perrin, Chypre, Les Guides de la Manufacture, 1990.
(4) Sur les 236 962 habitants qui habitaient l'actuelle zone occupée au recensement de 1973, 162 041 étaient des Chypriotes grecs (y compris la petite minorité maronite) et 72 495 des Chypriotes turcs. En 1993, seuls 742 Chypriotes grecs vivaient dans la partie sous occupation turque. À noter qu'une importante partie des Chypriotes turcs ont émigré.
(5) L'écologie chypriote est surprenante et impressionnante. Abritant de nombreuses espèces protégées, comme l'emblématique mouflon national (agrino), le parc naturel de la Vallée des Cèdres, au milieu d'une immense pinède étalée sur 40 km de route sauvage abrite plus de 130 000 cèdres, qu'on ne trouve plus, hélas, au Liban voisin.
(6) Y compris, bien sûr, à celui de la Grèce, hélas encore tributaire d'un héritage de socialisme et de réglementation étatique comparable à celui de la France.
(7) Ce point capital a été acquis, au cours des 10 dernières années, par le courage et les sacrifices de la diplomatie grecque, ramant à contre courant, et qui mérite, de ce point de vue, d'être saluée.
(8) Dans l'état actuel, aucun pays balkanique, ni la Croatie, ni la Serbie, ni le Monténégro, etc., ni non plus la Bulgarie, ni la Roumanie (ces deux derniers pays étant officellement candidats) ne semble en voie d'adhésion à l'Union. Cet "oubli" est-il durablement acceptable ?