COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES
MARDI 10 SEPTEMBRE 2002
LIMITES DE LA RÉGIONALISATION À LA FRANÇAISE
Le fédéralisme de James Madison a été plus profitable à la Nation américaine que le centralisme de Napoléon Bonaparte (ci-dessus : son portrait en 1815 sur le Bellerophon) à la France et à l'Europe.
Le récent aller-retour ce 6 septembre à Strasbourg du Premier ministre M. Raffarin a permis de mesurer une fois de plus les limites et les ambiguïtés, après 200 ans de règne jacobin, des conceptions françaises en matière de décentralisation.
Et pourtant, on remarquera, dans l'ascension politique de M. Raffarin, qu'il fut président de la région Poitou-Charentes et même de l'association des présidents de régions. L'image du "notable provincial" est ici essentielle. Une dimension évidence de son crédit de confiance (1) du printemps 2002 tient à ce qu'il passe pour le régional de l'étape.
À Strasbourg, ayant inauguré le matin la 70e Foire européenne, sa démarche consistait essentiellement en une opération dite d'expérimentation régionale à propos de la gestion des subventions européennes. Il avait pour cela le soutien de M. Adrien Zeller, président UDF du Conseil Régional et le concours de M. Michel Thenault, préfet de région.
Il y a quelque paradoxe à se situer en l'occurrence sur un tel terrain d'assistanat, particulièrement étranger à la mentalité alsacienne. On retiendra que l'Alsace est, avec l'Ile-de-France, la seule région de France, où les revenus d'activités par habitant soient supérieurs à la somme des revenus dits de transferts et des revenus de redistribution. Et lorsqu'à l'inauguration de la Foire, le président de la Chambre de Commerce de Strasbourg M. Richard Burgstahler accueillit le chef du gouvernement, ce fut pour déplorer que la France ne soit "pas encore sortie du cauchemar des 35 heures". Mais nos politiques pensent qu'avec un décret passant de 135 à 180 heures le contingent réglementaire des heures supplémentaires on sort d'un carcan : on ne fait, contrairement à ce qu'imaginent nos énarques qu'élargir le carcan. Le cauchemar, en effet, ne commence pas par le détail de la réglementation du temps de travail : il commence avec son principe même, qui est celui d'une intervention arbitraire dans les conventions et les aspirations des particuliers. Région profondément ancrée dans l'Europe, l'Alsace mesure, par ailleurs, combien la concurrence s'exerce et se mesure d'abord dans les mentalités.
Pour l'heure, l'État central lui propose aimablement de partir à la recherche de fonds communautaires européens, pouvant aller jusqu'à 110 millions d'Euros, et dont le principe paraît avouable puisqu'il s'agit d'aider ou d'accompagner les reconversions de certains bassins de production industrielle.
Précisons que trois bureaucraties bruxelloises en administrent l'allocation :
1° le FEDER, Fonds Européen de Développement Région ;
2° le FSE, Fonds Social Européen ;
3° et même le FEOGA, Fonds Européen d'Orientation et de Garantie Agricole.
Ce serait tout de même prendre les Alsaciens pour les imbéciles que de les imaginer incapables de mesurer la portée de cette démarche.
De même quand l'État central "promet de faire quelque chose" pour le TGV Est, sous la pression de Fabienne Keller et de Robert Grossmann, représentants de la municipalité strasbourgeoise, tout le monde sait bien que c'est d'abord à la demande des Allemands (2) si ce dossier avance.
Depuis 1982 et la Loi Defferre, le mot Décentralisation a pris une coloration inattendue. On l'emploie pour désigner un léger changement dans les procédures de subvention et d'intervention de l'État central. On l'a privé de toute dimension libératrice. En 20 ans, aucune remise en cause de la pyramide administrative n'est intervenue. Même l'expression "France d'en bas" attribuée au chef du gouvernement dit bien ce qu'elle veut dire : à Toulouse comme à Strasbourg on est supposé "en bas" ; c'est à Paris qu'on est, ou qu'on se croit, "en haut". Nous demeurons ainsi tributaires du centralisme, et nous l'associons à l'identité nationale. Or, on peut observer séculairement, que le fédéralisme de James Madison a été, de façon évidente, plus profitable à la Nation américaine que le centralisme de Napoléon Bonaparte à la France et à l'Europe.
Disons donc que la régionalisation française de demain, après avoir été conçue depuis 1972 en termes de décentralisation et de déconcentration, devra sans doute, un jour ou l'autre passer, au stade de la fédération (3).
Il serait temps en effet de penser autrement le lien fédéral qui unit les régions françaises entre elles. Parler de lien strictement volontaire serait excessif. Ne parlons même pas des Alsaciens dont personne n'a sollicité l'expression de leurs désirs, ni en 1871 ni en 1918 ni en 1940 ni en 1945. N'évoquons même pas les régions qui fâchent (ou qui se fâchent). Remarquons simplement que plusieurs régions de France ont été incorporées, en leur époque, de force et contre leur volonté explicite à la Grande Nation : ainsi l'Artois (4). Ainsi la Franche-Comté (5), etc.
Le lien fédératif français tient à l'Histoire : c'est dire combien il dérange un État central et une oligarchie acharnés à mentir sur l'Histoire.
C'est dire aussi combien le renversement des rapports au sein même de la France historique, et dans le cadre de l'Europe, peut tendre à le défaire, le jour où telle région n'acceptera plus de payer pour telle autre, où elle ne se reconnaît pas, du fait économique de la redistribution supposée maintenir la cohésion sociale alors qu'elle la détruit.
Il faudra bien, si l'on veut éviter des affrontements catastrophiques, revoir à la baisse les redistributions inter-régionales, les péréquations socialisantes arbitraires, les interventions de l'État central.
Le moins que l'on puisse dire est que nos énarques n'y sont pas préparés, que les prétendus "sages" du Conseil constitutionnel s'y refusent absolument et que la classe politique, gestionnaire intéressée de la redistribution y voit la perte de son privilège.
JG Malliarakis
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(1) Ne parlons quand même pas de popularité : le mot serait ici trop fort.
(2) La Bundesbahn souhaite, bien légitimement, voir son propre TGV arriver à Paris. La liaison Paris-Strasbourg ne représente, de ce point de vue, qu'un marché accessoire.
(3) Si l'on veut bien penser la subsidiarité en termes "ascendants", on remarque immédiatement que les régions de 1972 sont des regroupements de départements assemblés non par la volonté de leurs habitants mais par et pour l'État central. Contrairement aux États américains ou aux Cantons suisses (les exemples abondent) les régions françaises actuelles sont toutes conçues sur le même moule.
(4) Où l'on disait au Moyen âge : Quand les rats mangeront les c(h)ats, le roi sera seigneur d'Arras.
(5) En 1493, le traité de Senlis avait fait de la "Comté" (c'est-à-dire "la" comté de Bourgogne, à ne pas confondre avec la Bourgogne ducale), une terre dont le prince était un Habsbourg. Dès le règne de Charles Quint, elle est, de toutes les possessions habsbourgeoises, celle dont les libertés locales sont les plus remarquablement respectées. C'est donc à ce titre qu'après une invasion affreuse opérée au nom du roi de France Henri IV en 1595, puis, après les premiers ravages de la Guerre de Trente ans, les Francs-Comtois subirent, de 1635 à 1642, les chevauchées d'armées françaises ravageant leurs vignobles en 1638, leur montagne en 1639, leur imposant "l'infâme guerre des moissons" de 1640, etc. La seconde conquête française de 1674 sous Louis XIV fut donc très mal accueillie, la population comme les élites étant fidèles aux Habsbourg et à la foi catholique. cf. le "Dictionnaire du Grand Siècle" dirigé par François Bluche, historien de sensibilité louis-quatorzienne, et par ailleurs protestant. (pp 606 et 607 ed. Fayard 1990)
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