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COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES
LUNDI 16 SEPTEMBRE 2002
LE PRINCIPE DE PRÉCAUTION S'APPLIQUERA-T-IL AUX ÉNARQUES FRANÇAIS ?
Qui donc a imposé le calamiteux M. Bon à la présidence de France Télécom ? Voyons, mais c'est bien sûr, M. Alain Juppé.
De bons esprits murmurent en ce moment que si les dirigeants américains s'investissent sur le Proche-Orient ce serait aux fins de remporter les élections intermédiaires de novembre. Il s'agirait, nous dit-on, "de source sûre", de faire oublier les scandales intérieurs. À ce compte, si jamais un jour la technocratie française était vraiment soumise aux aléas du droit de suffrage, on comprendrait que nos propres affaires nous entraînent dans de graves aventures guerrières. Heureusement, la France n'étant pas une vraie démocratie, nos maîtres sont à l'abri des sanctions (1). Ainsi, notre diplomatie peut tranquillement donner aux autres des leçons d'intelligence, et de morale.
En tout état de cause, venant après le désastre de l'énarque Messier à la tête de Vivendi, les exploits de France Télécom ont de quoi interpeller les derniers admirateurs hexagonaux de l'énarchie française.
Un brave épargnant français qui, en mars 2000 eût ainsi détenu un capital de 20 000 francs français (de l'époque) eût donc, entre le 2 mars 2000 et le 12 septembre 2002, perdu 19 029 francs dans cette entreprise contrôlée à 55 % par l'État français, et protégée par lui.
Fin juin, l'agence de cotation Moody's rétrogradait le titre France Télécom juste au-dessus des "obligations pourries". Moody's compensait cette évaluation très négative très dure par l'observation que "le gouvernement français a explicitement indiqué qu'il aiderait France Télécom si un problème de liquidité survenait".
Fin août, Moody's faisait savoir encore qu'elle ne "considérait pas le niveau actuel de disponibilités financières et de capacité d'autofinancement suffisant pour couvrir tous les besoins de France Télécom, notamment les 15 milliards d'euros de dettes arrivant à maturité en 2003".
On assure aujourd'hui que ce jugement, décisif aux yeux des marchés financiers, aurait eu alors "le don d'exaspérer le gouvernement de Paris".
Pourtant, le gouvernement et l'État français, plutôt que de mobiliser les sectarismes idéologiques, plutôt que de suggérer aux gens de la pensée unique de tonner contre "les très méchants capitalistes", les "ultralibéraux", auraient dû reconnaître que Moody's avait raison.
Ce n'est, en effet, de la faute ni des méchants capitalistes, ni des ultralibéraux si aujourd'hui l'opérateur historique France Télécom détient le triste record de l'entreprise la plus endettée au monde avec 70 milliards d'euros.
La première responsabilité du naufrage, et l'intéressé le reconnaît lui-même, revient au capitaine du navire.
Faut-il donc, après l'avoir adoré (2), brûler le calamiteux M. Bon ?
Certes les erreurs qu'il a commises ont été colossales. Mais il les a fait avaliser par l'État actionnaire. On se retrouve en face d'une forte réalité qui condamne la notion même d'entreprises publiques : le gouvernement est strictement incapable d'imposer à ses propres administrations et entreprises, les contraintes qu'il parvient à faire valoir auprès du secteur privé. Ce n'est pas Renault ou la SNCF qui appartiennent à l'État : car c'est l'État qui a toujours capitulé devant les dirigeants de la régie Renault ou de la SNCF.
Les 700 polytechniciens de France Télécom encadrant 150 000 techniciens pèsent plus que d'éphémères ministres, souvent incapables eux-mêmes d'imposer leurs choix politiques à des administrations telles que celle de Bercy.
Les élus locaux citent ainsi quantité de manquements de France Télécom de ses prétendues missions de service public :
les cabines téléphoniques disparaissent,
les communes rurales sont mal reliées aux réseaux de téléphonie mobile,
des régions entières ne sont pas équipées pour l'Internet haut débit
La régulation est incapable de suivre l'évolution des besoins réels des gens. Elle ne l'a jamais été : qu'on se souvienne de l'époque où il fallait si longtemps pour obtenir une simple ligne téléphonique, où le ministre Galley disait du téléphone qu'il était un gadget. C'était l'époque où le téléphone dépendait d'une direction du ministère des PTT.
Or, lorsque France Télécom, qui bénéfice par ailleurs d'avantages considérables en tant "qu'opérateur historique", ne respecte pas ses engagements, l'entreprise pourrait et devrait être sanctionnée. Elle l'est d'autant moins qu'elle demeure publique.
M. Élie Cohen, (3) souligne à juste titre, pour la période de allant de juin 1997 à mai 2002, les responsabilités des socialistes. Et il nomme MM. Laurent Fabius, Dominique Strauss-Kahn ou Jean Glavany. Ils étaient des petits garçons..."Ce qui est en cause, c'est l'absence, chez les socialistes, d'une culture des contre-pouvoirs, c'est leur conformisme à l'égard d'une élite étriquée issue des grands corps et des grands cabinets." Et il conclut à non moins juste titre que si le régime des grands monopoles nationaux est révolu, alors les entreprises comme EDF ou France Télécom doivent s'ouvrir aux capitaux privés.
Tout le monde sait bien que M. Bon n'a pas été choisi pour ses compétences professionnelles (4) mais pour sa place dans les réseaux de pouvoir. Tout le monde sait bien que l'on a maintenu comme autorité de tutelle de l'entreprise la Direction du Trésor en dépit de l'expérience du Crédit Lyonnais. Tout le monde sait bien que l'on a mis en place un soi-disant conseil d'administration de complaisance fait de collègues, d'amis et d'obligés (5).
Mais au juste qui donc a imposé la calamiteux M. Bon à la présidence de France Télécom ? Voyons, mais c'est bien sûr, M. Alain Juppé, chef du gouvernement sous la présidence de M. Jacques Chirac, chef de l'État.
Voici comment les deux journaux de la pensée unique présentent la chose, dans des termes étonnamment similaires :
Le Monde (14 septembre 2002) sous la signature de Laurence Girard : "Tout commence il y a sept ans, presque jour pour jour. Par un simple coup de fil. Michel Bon, qui dirige depuis deux ans l'ANPE, est en déplacement à Poitiers quand le président Jacques Chirac l'appelle. Son téléphone mobile donne des signes de faiblesse, la communication est coupée. Michel Bon se précipite à la préfecture, rappelle et reçoit la proposition présidentielle : prendre la direction de France Télécom."
Figaro (14 septembre 2002) sous la signature de Yann Le Galès : "Le 8 septembre 1995, Michel Bon alors à la tête de l'ANPE visite une agence à Poitiers. Son portable Itinéris dont la batterie donne des signes de faiblesse, sonne. Jacques Chirac est au bout du fil. Le président de la République lui demande de prendre les commandes de France Télécom après la démission surprise de François Henrot qui vient de renoncer au poste pour raisons personnelles".
Le choix de M. Bon n'a pas été le bon choix : en septembre 1995 il a été imposé par le pouvoir au conseil d'administration qui n'y a consenti que par 12 voix contre 9.
En 1999 M. Bon dénonce les accords signés avec Deutsche-Telekom. Il le fait dans la foulée d'une évolution politique qui commence avec l'élection de M. Chirac en 1995 et continue avec la constitution du gouvernement Jospin. Sa stratégie d'acquisitions délirantes, M. Bon l'a entreprise avec l'accord de l'État. L'État a approuvé toutes ses "nombreuses erreurs d'appréciation".
Il faut donc, une fois de plus répétons-le, en finir avec l'économie mixte. Et pour en finir avec l'économie mixte, il faudra imposer la privatisation intégrale de toutes les sociétés commercialisant des biens et des services sur le marché concurrentiel, privatisation qu'impose aussi bien la réalité de leurs besoins en capitaux que les règles européennes.
Que cela passe par la soumission de nos énarques, pour leurs carrières personnelles, aux dures contraintes du marché du travail, cela n'en fera que des citoyens comme les autres. Et ce sera déjà beau.
(1) Contrairement à ceux qui transgressent aux États-Unis les règles de l'éthique capitaliste anglo-saxonne et qui se trouvent très durement et rapidement réprimés.
(2) M. Bon était, en 1999, sacré champion de la création de richesse par L'Expansion
(3) Directeur de recherche au CNRS, s'exprimant dans les colonnes de Libération du 13 septembre.
(4) La carrière de M. Bon est, comme on dit, exemplaire. Contrairement à ce que l'on pourrait croire il a été jeune. On assure même qu'il se serait "engagé auprès de Mendès-France à la fin des années 1960" (?). Un soixante-huitard en quelque sorte ! Aujourd'hui il est administrateur des très respectables éditions du Cerf. Sa carrière est assez vite redéployée dans des structures de droit privé, Crédit agricole puis Carrefour, dont il est remercié par 20 millions de stock options en 1992. En 1993, il passe à l'ANPE, non hélas comme demandeur d'emploi mais comme patron. Dans le Who's who (Édition 1993-1994) il indique encore comme unique qualité celle d'Inspecteur des Finances. On me répondra, sans doute qu'il est de se prévaloir de ce titre (ridicule) d'Inspecteur des finances, qui était si à l'honneur sous la IIIe république et à Vichy. Et je songe à Beau de Loménie qui écrit ainsi dans son Tome III des "Responsabilités des dynasties bourgeoises" : "ce manque d'esprit civique se complétait à présent d'une déconcertante sottise des principaux technocrates auxquels ils faisaient confiance ; de celle en particulier de ces étonnants poulains de la rue Saint-Guillaume que décore le titre d'inspecteurs des finances." (p. 12) Il parlait de la période 1913-1923. Que dirait aujourd'hui Emmanuel Beau de Loménie ?
(5) Lors de la transformation de l'opérateur public en société anonyme au 1er janvier 1997.
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