Revenir à la page d'accueil ... Accéder à nos archives ... Accéder au Courrier précédent

COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES

VENDREDI 27 SEPTEMBRE 2002

RÉPONDRE AU PROJET BADINTER D'UNE CONSTITUTION EUROPÉENNE

M. Badinter se dit amoureux des Constitutions. Il n'en est qu'un collectionneur.

Est-il l'ennemi N° 1 pour l'Europe des libertés ?

Dans son édition du 26 septembre, le quotidien de la pensée unique parisienne Le Monde avait touché le fond de l'abîme en consacrant toute sa première page au livre de Mme Agacinsky. Il a cherché à se rattraper, le lendemain. Pour se rendre intéressant, le journal fait un large écho (1) au projet d'une Constitution européenne. Elle émanait d'un élu du peuple français, M. Robert Badinter, sénateur des Hauts-de-Seine (2).

Ainsi les Français ne sont pas tous souverainistes. Les compatriotes de Robert Schuman ont encore le droit d'exprimer un point de vue favorable à ce que l'on commence à ne plus appeler "la construction européenne". Et l'ancien président de la république, Valéry Giscard d'Estaing n'est pas le seul à pouvoir le faire.

On demeure cependant dubitatif en lisant, sous la plume de Daniel Vernet, pilier de la rédaction du Monde, que M. Badinter "amoureux des constitutions" s'est "attaqué à la rédaction d'une Constitution, article par article, comme il l'a déjà fait dans le passé pour quelques jeunes démocraties en Europe centrale."

M. Vernet a consacré, à chaud, en son temps, un assez remarquable ouvrage à la Guerre de Yougoslavie. Il ne peut ignorer combien néfaste fut alors l'intervention du juriste Badinter, définissant la fameuse "doctrine" de souveraineté des républiques yougoslaves. Telles qu'elles avaient été dessinées artificiellement en 1949, et imposées arbitrairement par Tito, ces républiques en carton-pâte étaient inviables. Elles ne pouvaient conduire qu'à ce qu'on a appelé la "purification ethnique" et l'expulsion des minorités. M. Badinter porte donc à ce titre une part terrible de responsabilité dans le drame sanglant qui a déchiré les peuples de Yougoslavie depuis 10 ans.

Soulignons aussi que cette affaire a laissé en lambeaux l'idée européenne.

Sur un point concret nous sommes certes en accord avec M. Badinter. Il n'est pas sérieux, quoi qu'il advienne, de vouloir un président européen élu au suffrage universel. C'est là certes ce qu'on appelle une idée "française" (3), mais ce n'en est pas moins une idée stupide que de vouloir appliquer à l'Europe la réforme constitutionnelle française de 1962.

Cependant sa formulation de l'objection surprend. M. Badinter expose en effet que "l'élection directe par des centaines de millions d'Européens de nationalités et de langage différents ne paraît pas adaptée à l'état actuel de l'Europe". Pourquoi "état actuel" ?

Si parmi les langages différents, celui de M. Badinter est encore le français, il faudrait pouvoir s'entendre sur ce qu'il comprend par "nationalité" et par le concept un peu virtuel dont il fait un des piliers de la double souveraineté cohabitant selon lui en Europe : celle des États-Membres, d'une part, et, d'autre part, celle de ce qu'il appelle "le peuple européen".

Soyons précis M. le Sénateur des Hauts-de-Seine. On ne peut pas dire qu'il existerait, à la fois, des nationalités différentes et, par ailleurs, un seul peuple. L'Europe est un bouquet de nations, et c'est une famille de peuples. Ce n'est pas un peuple unique. D'un pays à l'autre, l'idée qu'on se fait d'un peuple n'est pas la même. Il suffit de regarder les équipes nationales de podosphère pour le comprendre.

On remarquera, aussi, que les socialistes, ayant introduit, à tort ou à raison, la notion de peuple corse dans le Droit constitutionnel français, sont assez mal venus aujourd'hui pour parler comme s'il existait un peuple européen unique.

M. Badinter se dit amoureux des Constitutions. Il n'en est qu'un collectionneur. S'il eût possédé tant soit peu de culture européenne classique, il eût commencé par l'analyse d'Aristote qui pour décrire la première constitution démocratique ou réputée telle d'Europe, "la Constitution d'Athènes" (4) a commencé par pratiquer ce qu'Auguste Comte (5), appelle l'empirisme organisateur.

On voit à quel point, dès la rédaction de ce traité, dont il va se servir pour la rédaction de sa Politique en 336, Aristote se sépare de l'approche du "premier" Platon (6). Avant de conclure, il examine en effet, sur une Constitution de l'avenir, non seulement l'expérience historique athénienne (7) mais aussi les quelque 158 constitutions observables différentes, grecques ou barbares, que l'on pouvait déjà connaître en 338 avant Jésus-Christ.

J'ai très peur que de telles données concrètes échappent à la science, à la culture et à la réflexion de M. Badinter. Notre amoureux des constitutions fixe cependant que le bel Hymne à la Joie de Ludwig van Beethoven sera notre hymne européen (article 3 du projet) et autres détails, alors même qu'il fait totalement l'impasse sur d'autres réalités historiques.

J'ai très peur que M. Badinter ne soit pas capable, lui, le "grand juriste français contemporain", de poser simplement le problème qui est finalement, le plus important de tous. C'était déjà le problème essentiel qui s'est posé au temps de Platon. C'est celui des limites de l'intervention du pouvoir étatique, qu'il soit européen ou non, dans notre vie de tous les jours. Et le fait même de ne pas se le poser risque fort de nous conduire à une monstrueuse sociale démocratie spoliatrice et redistributrice, à l'échelle du continent.

Ce système est en train d'achever son œuvre de destruction de la France. Est-il raisonnable de l'étendre à toute l'Europe ?

Qu'il pose l'Europe, selon la théorie intergouvernementale encore dominante en France et en Angleterre, comme une conjonction d'États, ne freinera en effet aucunement la tendance socialisante à faire de l'Europe un redoutable Super État.

J'ai très peur qu'en bon social démocrate Me Badinter ne soit pas capable de mesurer, par l'expérience historique ou par la simple réflexion, où nous conduirait l'émergence des deux sources conjointe de souveraineté, dont il se revendique, d'une dichotomie entre un parlement toujours élu au suffrage universel et la délégation de 15 parlements contradictoires.

Les contradictions inhérentes au sein du côté de l'exécutif européen dans le projet Badinter seraient absolument redoutables et paralysantes. Même Le Monde s'étonne qu'on n'y "trouve pas moins de quatre institutions."

Mais Le Monde se trompe : nous en comptons cinq. Car il y aurait dans l'exécutif européen :

•  1° L'actuel Conseil européen des chefs d'États et de gouvernements,

•  2° L'actuelle Commission,

•  3° Mais aussi un Président de l'Union, proposé à l'élection du Parlement par le conseil.

•  4° Enfin, chef supposé de l'exécutif, le Premier ministre de l'Union, désigné par le conseil européen et investi par le Parlement.

•  5° Mais, en fait, il y aurait un 5 centre de pouvoir exécutif car le Premier ministre serait entouré d'un conseil de Ministres procédant de l'actuel conseil des affaires générales, qui émane des États.

Cette anarchie ou cette impuissante synarchie, comme on voudra, n'est pas plus innocente que ne fut innocente son intervention destructrice dans le Code Pénal français. Elle fait irrésistiblement penser aux apophtegmes du Dr Destouches. M. Badinter est en effet "un bien plus grand capitaine que le capitaine Bonaparte, il a conquis la France et il l'a gardée".

L'avocat de Patrick Henry conquerra-t-il l'Europe ?

J'ai très peur que nous soyons effectivement en face de l'ennemi N° 1 de l'Europe des libertés.

Car j'ai très peur enfin qu'on le prenne au sérieux à la mesure immense de l'idée qu'il se fait de lui-même.

JG Malliarakis

Revenir à la page d'accueil ... Accéder à nos archives ... Accéder au Courrier précédent ...

(1) Dans l'édition datée du 27 septembre.

(2) Pas plus le titre de doyen n'était l'apanage de Georges Vedel, président fondateur en 1970 de Paris-II, ni celui d'abbé réservé au fameux, et combien émouvant, abbé Pierre, pas plus les Hauts-de-Seine ne sont représentés par un seul sénateur.

(3) On entend dire par là que cette idée se voit souvent avancée par des politiciens français, qui en semblent même pas s'être rendu compte de leur propre expérience nationale.

(4) Très accessible aujourd'hui en français dans la traduction de 1922, éditée aux Belles Lettres, ce texte essentiel a été publié pour la première fois en 1891, par sir Frédéric Kenyon. Ce livre, dont on ne connaissait auparavant que quelques fragments, était ignoré des fondateurs théoriques de la démocratie moderne, tel Montesquieu.

(5) et, à sa suite, Charles Maurras. Cette approche est vigoureusement combattue par Ludwig von Mises qui va jusqu'à écrire : "Comte peut-être déclaré non coupable car il était fou au sens entier que la pathologie emploie ce terme. Mais que dire de ses adeptes". (L'Action Humaine PUF, 1985, page 78). Précisément, on peut dire d'un Maurras qu'il est à l'exacte opposite de ce scientisme que Von Mises reproche à Comte (ironiquement, p. 77 "il savait avec précision ce que l'avenir réserve au genre humain".)

(6) Le Platon de La République, qu'on peut considérer comme le premier penseur politique d'occident, peut donc être excusé d'avoir pensé son premier système, père du socialisme, en dehors de l'expérience historique. Chacun sait, et même M. Badinter devrait savoir, qu'après l'expérience de Syracuse, le "deuxième" Platon écrira Les Lois. Rappelons aussi que, malgré des traductions traditionnelles différentes, "république" pour Platon et "constitution" (d'Athènes) pour Aristote, le mot grec utilisé est le même : politeia. Ceci sous-entend chez Aristote, qui précise "Athinaion Politeia" (constitution "des" Athènes = du "dème" des Athéniens) un progrès par rapport à la pensée de Platon. Dès l'Antiquité, on savait donc, en Europe, qu'une constitution se rapporte toujours à un peuple donné et à une époque donnée.

On nous pardonnera, enfin, une dernière petite touche d'érudition : si le nom des "dèmes" est pluriel, c'est tout simplement parce que, pour les anciens, la "cité" est une fédération de tribus (genos grec, gens en latin), le mot français fédération venant du latin foedus, c'est-à-dire "traité". M. Alexandre Grandazzi dans son indispensable "Origines de Rome" montre que le mot latin "urbs" recouvre manifestement le même phénomène qu'on peut aujourd'hui dater quasi scientifiquement, comme dans notre bon vieux De Viris Illustribus aux alentours de 750 avant Jésus-Christ.

(6) Beaucoup plus riche que ne l'imaginent les anciens lecteurs du Mallet et Isaac cette expérience, jusqu'à l'archontat d'Euclide en 403, fait l'objet des 41 premiers "chapitres" (43 pages de l'édition bilingue). Les chapitres suivants sont consacrés aux institutions de l'époque d'Aristote.

Revenir à la page d'accueil ... Accéder à nos archives ... Accéder au Courrier précédent ...

Vous pouvez aider l'Insolent ! : en faisant connaître notre site à vos amis • en souscrivant un abonnement