COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES
MERCREDI 23 OCTOBRE 2002
IL EST URGENT QUE LA FRANCE SADAPTE AUX PERSPECTIVES DUNE GRANDE EUROPE
La France est le seul pays où les opposants à lélargissement, évalués à 47 %, sont plus nombreux que les partisans.
Le présent texte a été rédigé avant que soient connues les délicatesses de la négociation sur ce quon appelle le financement de lélargissement. À ce sujet, Le Monde (1) titrait le 22 octobre à 19 heures : "Les craintes dun report de lélargissement de lUnion samplifient". Quoi quil en soit de ce pronostic, nous maintenons notre point de vue. Il serait lamentable que lélargissement apparaisse comme bloqué par la seule France, arrimée à ses subventions agricoles, alors que lUnion Européenne coûte aux Européens 2,63 euros par habitant, prélevant moins de 1,3 % du PIB et que le surcoût entraîné par lélargissement sera de 0,03 %. (2)
On doit toujours demeurer prudent avec les schémas rhétoriques sur le thème "Nous sommes le seul pays", "le dernier" ou "le premier". Quil sagisse des accidents de la route, des maladies nosocomiales ou des monopoles dÉtat on peut toujours trouver pire parmi les 191 pays membres de lOrganisation des Nations Unies.
Sil nous arrive donc, parfois très légitimement, de tirer argument des singularités nationales, pour les louer ou les critiquer, nous allons de plus en plus devoir apprendre à vivre et à raisonner, à lhorizon 2004 souhaitable et si proche dans le contexte dune communauté de 25 États-Membres qui constitue notre véritable famille, notre famille naturelle, lEurope.
Si logique que puisse être cette évolution, à laquelle les dirigeants français ont contribué, constamment et au premier chef, depuis 1950, elle heurte cependant des manières dagir et de raisonner dont nous semblons très peu résolus à nous déshabituer.
Quil sagisse des médiats, des écoles ou des syndicats, par exemple, tout semble encore pensé en France de manière hexagonale, centralisée à Paris, linguistiquement commode et historiquement naïve. Et comme ces médiats, ces écoles et ces syndicats sont à la fois très naïfs et très conformistes, ils nimaginent pas que les autres peuples existent, en bien comme en mal. On ne peut pas construire un ascenseur en Lettonie, on ne saurait traire une vache au Portugal, on ne peut pas faire confiance à un policier au Danemark. Quant aux nuages ils ne traversent pas les frontières, cest bien connu.
En fait, les Français avaient pris lhabitude dune Europe à Six. Elle sest trouvée progressivement élargie, sans que la classe politique et, surtout, les médiats nincorporent lidée que Stockholm et Lisbonne ont aussi leur météorologie, et que si la pluie sur Brest est supposée intéressante pour les téléspectateurs de Besançon, il est également possible de leur parler de ce qui se passe à Dublin, à Copenhague ou à Madrid.
Déjà lEurope des 15 a cessé de ne se penser quen termes de relations franco-allemandes. Plusieurs pays, exactement 5 États membres sur 15, sont demeurés neutres dans nos guerres du XXe siècle. Dautres encore voient lHistoire européenne dune manière radicalement différente (1). Dans lEurope des 25, les 2/3 des pays nont pas fait partie de lEmpire de Charlemagne, etc.
nous ne devons pas douter que lentente franco-allemande sera, ou serait, une nécessité pour cette Grande Europe mais le besoin en sera dautant plus accentué que lon sera totalement sorti de lespace "carolingien" du Traité de Rome de 1957 et que sur 453 millions dhommes et de femmes, la France + lAllemagne cela ne représentera même pas le 1/3 du continent, sous-représenté au sein de la Commission, etc. Si Français et Allemands sont en désaccord dans lEurope des 25, alors plus aucune décision dordre communautaire ne sera possible.
Or, loin de se préparer à cette situation, il semblerait que les cercles dirigeants de notre pays imaginent encore possible de léviter, den contourner lévidence et surtout den voiler les conséquences aux secteurs électoralement décisifs de lopinion, aux groupes dintérêts et aux forces de conservation.
Cest ainsi que les sondages font apparaître que la France est aujourdhui au sein de lUnion Européenne le seul pays où les opposants à lélargissement, évalués à 47 %, sont plus nombreux que les partisans. En Allemagne, en Angleterre, pour des raisons diamétralement opposées dailleurs, on trouve des réticences importantes autour de 35 % mais elles sont moindres et minoritaires. LAllemagne en tant quÉtat et industrie désire à tout prix lextension en Europe centrale. Mais une partie des Allemands craint davoir à supporter seuls le poids financier de lopération, dautres voudraient acheter lunification sociale et économique de leur pays avant de se préoccuper de lEurope de lest, dautres enfin, chassés de Silésie, des Sudètes ou de la Poméranie en 1945 néprouvent guère de sympathies pour les Slaves catholiques de Pologne ou de Bohême. Malgré tout cela, au total, les "pour" sont bel et bien majoritaires.
Cela est si vrai que M. Joschka Fischer, reconduit dans ses fonctions grâce à la victoire électorale de la coalition Rouge-Verte le 22 septembre, a choisi le 21 octobre une voie radicalement nouvelle en se nommant lui-même, avec laccord du chancelier Schroeder représentant de son pays à la Convention pour lavenir des institutions européennes, où la France, en tant qu'État, nest représentée que par M. Moscovici, de moindre pointure et de convictions moins claires.
On a assisté depuis 10 jours à un tir de barrage médiatique contre le président de la Commission européenne, M. Prodi.
Il est donc d'autant plus urgent de renforcer les institutions européennes, dadopter enfin un système simple, clair et démocratique et de sentendre entre Français et Allemands pour soulager le budget européen de 47 milliards deuros dineptes subventions agricoles, et de fonder, enfin, une Europe de la défense et de la recherche.
Si la France ratait cette occasion historique, tout leffort entrepris depuis les années 1950 risquerait hélas de se retourner contre elle. Elle ne tomberait sans doute pas immédiatement 25e et dernière dune classe de 25, mais elle décrocherait gravement du peloton de tête des nations européennes.
Nous ne devons pas, nous ne pouvons pas nous résoudre à une telle hypothèse.
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(1) Édition datée du 23 octobre.
(2) Ceci ne préjuge pas de la pertinence, ou de limpertinence, de la suggestion française de remettre en cause la ristourne négociée en 1984 par Mme Thatcher au profit de la seule Grande-Bretagne.
(3) À quelle date la Lithuanie, la Lettonie, lEstonie, la Finlande ou la Pologne doivent-elles célébrer leur "libération" par lArmée rouge ? Celle de 1939-1940 ou celle de 1944-1945 ?
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