COURRIER DES LIBERTÉS SOCIALES
VENDREDI 22 NOVEMBRE 2002
LA COLÈRE EST MAUVAISE CONSEILLÈRE
Il est grave de penser que certains prévoient daggraver le tribut imposé aux Français.
Au moment où ces lignes étaient écrites allaient souvrir deux négociations considérées comme cruciales.
Il sagissait dune part du conflit opposant les producteurs de fruits et légumes à la grande distribution, autour des marges commerciales considérées comme anormales et excessives par les syndicats agricoles. Et, dautre part, on arrivait à la date, indiquée depuis fort longtemps comme ultime, pour clore le dossier des revendications développées au nom des camionneurs français à lencontre des entreprises de transports.
Dans un cas comme dans lautre, il sagit de litiges entre des intérêts tout à fait sectoriels et particuliers.
Dans un cas comme dans lautre, si on était en présence de forces raisonnables, lÉtat et moins encore lopinion publique ne devraient pas avoir à sen mêler.
Il se trouve cependant quen France, et dans un bon nombre de pays, mais dans le nôtre un peu plus quailleurs (1) on ne raisonne pas très normalement. Entre les gentils agriculteurs et les méchants hypermarchés, il faut prendre parti. Entre les exquis camionneurs et les grossiers transporteurs, ne parlons même pas des immondes affréteurs, on doit se prononcer.
"On", cest lopinion publique et cest lÉtat. Chacun sollicite larbitrage du gouvernement, des ministres considérés comme concernés, des administrations elles-mêmes avides de réglementations nationales. Chose significative : tout le monde est informé, gavé, surconditionné, sachant davance qui est supposé avoir raison, qui est évidemment dans son tort.
Dans ce système, les riches ont toujours tort, les entrepreneurs ont toujours tort, les patrons ont toujours tort. Ce nest pas une partie déchecs où les blancs ont un léger avantage. Cest une sorte de Guignol où le gendarme Gnafron mérite toujours douze coups de bâtons. Ces grands enfants que nous demeurons ne se lassent pas de cette morale.
Alors, en ce sens, léconomiste fait figure de trouble-fête. Il ne cherche pas à prendre parti entre un juste et un réprouvé. Il constate que la distribution de la richesse suppose la production de richesse. Sagissant du transport routier français, pour prendre cet exemple, tout le monde peut comprendre que sa prospérité globale, celle des patrons comme celle des salariés ou des artisans, existe dabord en fonction du libre échange européen des marchandises et de lexistence dune activité commerciale. Même les déménageurs mourraient de faim ou changeraient de métier si, comme dans lîle paradisiaque de Cuba les gens ne pouvaient pas changer de logement (2).
Or, dans le contexte européen, et plus encore dans le contexte de lélargissement à lEurope centrale, le camionneur français coûte déjà infiniment plus cher que ses collègues. Sa rémunération horaire est supérieure, de lordre de 20 %, à celle pratiquée par les entreprises néerlandaises ou allemandes, elle est 3 fois plus élevée quen Hongrie ou en Pologne, et les charges sont plus lourdes. Si on regarde froidement les seules dimensions salariales des revendications en cours : 39 heures payées 35 cela fait +11 % daugmentation, un 13e mois pour tous, cela fait +8 %. Au total 19 %. Quand on coûte déjà 20 % ou 40 % plus cher que ses concurrents on peut difficilement imaginer augmenter ses tarifs de 19 %, à moins dimposer son monopole par la force. Or si le transport public, le chemin de fer ou les transports en commun peuvent encore sillusionner de la culture du monopole (3) en tout, cela est strictement impensable dans le transport privé des marchandises. Névoquons même pas la complexité réglementaire dans laquelle on voudrait enfermer un peu plus les opérateurs français de ce marché, libre par essence.
Dans la décennie 1990 on observait dailleurs que tous les porte-parole des bureaucraties syndicales parlant au nom des camionneurs venaient du transport monopoliste. Aucun na jamais été routier.
Si les pouvoirs publics ont éventuellement le droit, et même le devoir, dintervenir cest dans cette affaire pour appliquer le Code de la Route et sanctionner toute entrave individuelle ou collective à la libre circulation. Au reste sur ce point les partenaires européens de la France plaisanteront de moins en moins avec les difficultés subies par leurs camions circulant entre Turin et Londres, Rotterdam et Barcelone, Salonique et Lisbonne. Un gouvernement siégeant à Paris et incapable de tenir cet engagement perdrait le petit crédit quil cherche à retrouver sur la scène internationale en prétendant évaluer ce qui est juste ou injuste dans les méandres du Proche-Orient. Nos ministres ne lignorent pas : ils ont aussi le devoir de le faire savoir.
Alors, quon cesse aussi le flot de clichés, le flot de ces mots répétitifs que lon trouve dans toutes les dépêches dagence, dans tous les journaux télévisés et même dans les colonnes de grands quotidiens se flattant de publier des articles dacadémiciens. Quon cesse de parler de colères en sous-entendant que les colères catégorielles sont nécessairement justifiées.
Lobjet de la colère, cest lillusion de ce quon voit. Il faut passer de la colère à la justice, cest-à-dire réformer ce que lon ne voit pas immédiatement, et notamment en France à la fois les charges sociales et fiscales imposées financièrement aux entreprises mais il faut alléger aussi le poids de réglementations archaïques. Il est grave de penser que, sous le coup des colères fabriquées, manipulées ou momentanées, certains prévoient daggraver le tribut imposé aux Français : cest-à-dire dalourdir les charges et de renforcer les réglementations.
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(1) Ceci tient en France à des raisons structurelles, quasiment considérées comme identitaires sinon constitutives. cf. Courrier du 5 décembre 1995 Sur l'Origine du Monopole de la sécurité sociale...
(2) Ils ne le peuvent pratiquement pas à Cuba parce que la révolution castriste a, dès 1959, rendu chacun faussement propriétaire du logement quil occupait alors. Faussement propriétaire car de ce jour les Cubains disposent de lusus mais non du fructus et de labusus. Ce cas décole mériterait à lui seul une étude détaillée.
(3) Probablement pour les 10 années à venir.
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