Il serait tentant, après 48 heures et 2 passes d’armes entre les bureaucraties syndicales et l’équipe Raffarin-Sarkozy, d’épiloguer comme si la CGT avait arraché un match nul en faisant croire que tout recommence comme avant. À la déroute des syndicats de camionneurs incapables de mettre en place des barrages – un point pour le pouvoir d’État – aurait répondu la grande manifestation et la grève du secteur public. Un partout.

Voir les choses de la sorte est le métier des journalistes qui se croient de gauche et cela obéit étrangement à la plus conservatrice et désespérante des philosophies. Dans ses textes sur l’Éternel Retour, Nietzsche la dédaigne, c’est pour lui le babil des oiseaux. Ce qui revient éternellement en effet, ce n’est pas le quotidien trivial de la pluie et du beau temps, c’est la transformation du monde.

Observons ainsi quelques évolutions majeures et commençons par celle dont chacun fait mine dans la classe politique et médiatique de ne pas se soucier : l’évolution européenne.

Il y avait plusieurs raisons valables, pour le gouvernement, de ne pas laisser les barrages routiers se mettre en place. Mais l’une d’elles était impérative et sans concession : la France ne pouvait pas empêcher les camions de circuler entre deux pays européens, et la Commissaire européenne aux Transports, Mme Loyola de Palacio a non seulement rappelé les précédentes mises en garde formulées déjà par son prédécesseur M. Neil Kinnock, mais elle a annoncé qu’un dispositif européen de surveillance se mettait en place pour observer comment concrètement l’État français ferait en sorte, dans cette crise, pour s’acquitter de son obligation.

Dans un paysage intellectuel parisien, où il est fait si souvent référence à la "mémoire", on observera aussi la défaillance de la mémoire courte (1). Il paraît que les policiers et les gendarmes du très méchant Sarkozy ont osé s’en prendre aux permis de conduire de 2 ou 3 barragistes.

Or, personne n’a voulu se souvenir que 10 ans plus tôt le très gentil Bérégovoy avait mis en place à partir du grand mouvement de 1992 (2) une escalade répressive qui a rendu parfaitement légale la procédure actuelle contre les tentatives d’entrave à la circulation.

Cette évolution, encadrée par la construction de l’Europe, mériterait en général un peu plus d’attention. Je relève d’ailleurs que, tout en reconnaissant aux États membres le droit subsidiaire indiscutable d’organiser chacun à leur manière la protection sociale, droit que d’ailleurs l’État central français devra bien concéder dans la même "subsidiarité descendante" vers les régions, l’Europe vient de faire une avancée considérable par un arrêt en date du 3 octobre de la Cour de Justice de Luxembourg (3). Désormais les États ne pourront plus privilégier fiscalement leurs régimes nationaux de retraites, en interdisant de déduire des cotisations versées dans d’autres formes d’épargne vieillesse fonctionnant dans un État membre de l’Union. Cette toute petite décision minuscule devraiat mettre, à sa manière,un terme au débat sur les compléments de retraite que le gouvernement veut réglementer en 2003.

Mais en même temps, il est intéressant de se pencher aussi, bien évidemment, sur les reliquats de blocages franco-français.

Ah, les services publics ont été à la fête ce 26 novembre. On parle de 22 % de grévistes à la Poste et même 40 % dans les centres de tri, 43 % à France Télécom. Va savoir ! Va compter ! Cela a sans doute ralenti le nombre de factures et des prospectus reçus chaque jour. Hélas, le nombre des lettres d’amour est devenu insignifiant. Le courrier électronique circule en toute impunité. Quant aux téléphones, surtout les portables, ils fonctionnaient très bien.

On avait annoncé qu’il y aurait 100 000 manifestants à Paris dans les rues pour le service public. En fait, la Police n’en a compté que 30 000. De toute façon, pour un pays qui compte plusieurs millions de fonctionnaires et qu’on dit si "attaché" à ses services publics, ce n’est pas beaucoup. Cela nous rappelle les 150 républicains rassemblés à Valmy en 1996 pour protester lorsque le Pape est venu à Reims.

On aura enfin presque un regret pour les camionneurs. Cette profession de plus en plus indispensable, de plus en plus nombreuse en France, de plus en plus concurrencée en Europe, a subi une défaite (4). Elle méritait mieux. Il est vrai qu’on nous a présentés pour majoritaires les syndicats CFDT et CGT qui ne représentent aux élections professionnelles que 26 % et 10 % au total 36 % des votants. Un mensonge de plus de la part de nos médiats…