BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
MARDI 13 JANVIER 2004
UN CAILLOU STRATÉGIQUE DANS L'OMELETTE MONDIALISTE : CHYPRE
Il serait donc grand temps qu'une véritable connaissance du partenaire turc se développe en Europe
(ci-dessus à dr : l'Église Sainte-Sophie transformée en mosquée dans la partie turque de Nicosie)
L'Europe des Droits de l'Homme applaudissait le 9 janvier, à la nouvelle de l'adoption officielle par l'État turc d'une norme aujourd'hui considérée comme européenne. Désormais, la peine de mort légale est formellement abolie par Ankara, même pour le temps de guerre. (1) Et cette décision, se plaît-on à nous dire, ouvrirait un peu plus la voie à l'adhésion de la Turquie, candidate impossible à une Union européenne, qui n'ose toujours pas lui dire simplement : Non ! (2)
Depuis quelque 20 ans, et jusqu'en 1999, un seul pays s'était ouvertement et constamment opposé à l'hypothèse d'une adhésion turque. Ses raisons étaient considérées comme strictement nationales. La Grèce, dont le contentieux portait aussi sur les provocations militaires turques en Mer Égée, était d'abord motivée par le poids considérable que l'affaire chypriote y occupe, dans l'opinion publique, depuis les années 1950. Les gros pays ont toujours ricané devant l'acharnement des Grecs à ne pas accepter que cette île soit traitée comme elle l'a été. Honnêtement, sinon "objectivement" (3), il est difficile de ne pas avoir "mal vécu", sur presque un demi-siècle, aussi bien la dérive de l'opinion grecque, que l'incompréhension et la condescendance avec lesquelles à Paris, comme évidemment à Washington, on a considéré cette cause nationale, d'un pays mesuré pour petit. Chypre peut sembler un caillou en Méditerranée : c'est, pour l'Europe, un centre stratégique essentiel. La rupture helléno-turque, a entraîné un retour en force du communisme, vaincu lors de la guerre civile. Et la confrontation entre les deux rives de la Mer Égée prend comme une dimension millénaire. Le concept même d'Europe est né, il y a 3000 ans, au sein des cités grecques, de la volonté de ne pas appartenir aux empires orientaux, destructeurs des libertés.
Lorsqu'on visite, à Nicosie, le très émouvant Musée de la Résistance nationale ou, dans la campagne à l'écart des routes, le très beau mausolée aménagé, sobrement, comme secrètement, dans une nature sublime, en souvenir des martyrs de l'Eoka, on pense à ce proverbe grec : "La douleur étrangère est un rêve".
On doit se représenter aussi l'immense gâchis des relations gréco-turques. Elles avaient réussi à être bonnes pendant quelque 30 ans. On les a artificiellement détruites. Et tout cela a été provoqué par l'incurie des technocrates de la politique internationale. (4)
Pendant 25 ou 30 ans, la solidarité nationale des Grecs d'Athènes et de la Diaspora envers leurs compatriotes de Chypre, a investi d'importants sacrifices. Cela s'est traduit par un évident isolement diplomatique, dont la Grèce a indiscutablement souffert pendant des années. Cela s'est quantifié également en termes d'efforts budgétaires considérables en faveur de la Défense. Ceci est presque parvenu, désormais, au bout de sa fonction historique. Et l'Europe a retrouvé, comme malgré elle, l'ancien royaume des Lusignan, "échelle" (=escale) d'un Levant qui fait partie de son destin et de ses racines.
C'est donc désormais à l'Europe qu'il revient de reprendre le dossier chypriote. Or, la situation politique, en Turquie, comme dans la zone d'occupation turque de Chypre, pourrait permettre à l'Europe d'agir intelligemment et logiquement en faveur de la réunification de l'île.
Seulement, pour la plupart des petits hommes gris qui peuplent les instances de décisions technocratiques de nos pseudo-démocraties, il se trouve hélas que des mots comme "destin", des termes comme "racines", des idées comme celle d'une "cause nationale", renvoient à des concepts de puissance, politiquement incorrects. Ils impliqueraient, ces thèmes subversifs, que l'on fasse le choix de l'identité et de la liberté, plutôt que d'investir dans la "redistribution", dans une "prestation sociale dépendance" ou dans "l'indemnisation des intermittents du spectacle". C'est bien embêtant ces impératifs nationaux qui persistent à nous mettre en difficultés avec la CGT, à faire des entorses aux lois Aubry sur la réduction du temps de travail, etc !
Il est tellement plus rassurant de professer, comme ce chef de l'État que le mondialisme nous envie : "2004 doit être l'année de la rénovation des Nations unies" et de plaider, pour "un nouveau multilatéralisme régulé par le Droit" (5). Personne ne peut croire, quand même, qu'un homme d'État aussi instruit que notre cher p. de la r. puisse prendre pour engrais un tel fumier verbal. Rappelons-lui, au besoin, que depuis 1945 aucun plan de l'ONU n'a vraiment fonctionné, surtout pas celui du partage de la Palestine de 1947 auquel on prétend revenir, et évidemment pas à Chypre.
Le Droit, et le Bon sens, M. Chirac devrait le savoir, c'est dans cette affaire : - ou bien une île de Chypre unifiée, autodéterminée, et non une "fédération bi-zonale bi-communautaire" qui ne fonctionne dans aucun pays du monde ; - ou bien, hélas, une île partagée entre deux pays, deux peuples, deux univers bien distincts, celui de l'Orient musulman et celui de l'Europe chrétienne. Il n'existe pas de troisième famille de solutions.
La première formule a toujours été celle que préfèrent les Grecs, aussi bien ceux d'Athènes que les Chypriotes. Or, la seconde a fait faillite dans la zone nord de Chypre. La société civile chypriote-turque n'en veut plus. Elle a rejeté le séparatisme radical de M. Denktash (6).
Les deux vraies questions qui se posent alors sont :
C'est la hantise d'être submergés par les Grecs, voire massacrés !, qui a poussé l'équipe nationaliste turque entourant M. Denktash, d'abord à se mettre au service de l'occupant britannique en "inventant" le problème turc, dans les années 1950, puis, dès les années 1960, à appeler l'invasion de Chypre par l'armée d'Ankara (8).
À Chypre, l'armée d'occupation obéit à des motivations exclusivement stratégiques, sans considération pour les habitants de l'île, qu'ils soient supposés Grecs ou Turcs. La meilleure chance du peuple chypriote de ce point de vue serait, donc, que l'État-major d'Ankara évalue l'île comme beaucoup moins intéressante aujourd'hui qu'elle ne l'était dans le contexte de la guerre froide, en 1955 (9) ou en 1974. Mais rien n'indique actuellement que cette réévaluation ait été faite par les militaires turcs.
Car les médiats français et les belles consciences européennes ne semblent absolument pas avoir conscience que, ce qui compte le plus en Turquie, c'est l'armée. Toutes les jolies danseuses ou tous les hommes d'affaires astucieux et efficaces, tous les journalistes turcs et tous les diplomates, porteurs d'une vraie grande tradition, tous les intellectuels et tous les artistes, tous les paysans ou les commerçants anatoliens que l'on peut rencontrer, à Istanbul ou ailleurs en Turquie, tous ces gens très charmants, très sympathiques, éventuellement déroutants d'ailleurs pour un Occidental d'Europe de l'ouest ou d'Amérique du nord (10), comptent, en effet, pour peu de chose dans les décisions de l'État.
Le quotidien Le Monde (11) accorde aujourd'hui un grand prix à ce qu'il appelle la "création d'un gouvernement dans la partie turque de Chypre". En réalité, sous cette appellation trompeuse il s'agit de la formation d'un nouveau gouvernement. On peut l'espérer différent car il est issu des élections organisées en décembre 2003 dans cette "partie turque", la "KKTC" (12) constituée unilatéralement dans la partie nord, État que personne ne reconnaît dans le monde. Il est effectif que ces récentes élections de décembre ont donné, pour la première fois, un résultat contraire aux desiderata de M. Denktash, potentat inamovible depuis 30 ans.
Le CTP, parti républicain turc, de tendance sociale-démocrate, dirigé par Mehmet Ali Talat, opposant de toujours et favorable à la réunification, est arrivé en tête de ce scrutin et il a obtenu 19 députés. Il est évidemment, au départ, beaucoup plus sympathique. Mais, pour gouverner, il a besoin de s'allier avec le parti DP, de Serdar Denktash, qui n'est autre que fils du président de la KKTC. La coalition CTP + DP dispose d'une fragile majorité de 26 sièges sur 50 de la petite assemblée. Au moins, cette coalition aura le mérite, si elle dure, d'associer deux tendances parmi les Chypriotes-turcs. Cela pourra mettre fin à la surenchère et à l'intransigeance délirantes de Denktash Père. Celui-ci a réussi à ruiner la partie nord de l'île qui était pourtant la plus prospère au moment de l'invasion. Sous le contrôle permanent des autorités militaires d'occupation, cette république improbable ne vit que des aides de sa Métropole, et de quelques flux financiers obscurs.
Les négociations en vue d'une réunification, désirée par le gouvernement civil d'Ankara, afin de sortir d'une situation parfaitement dommageable à la Turquie elle-même sur la scène européenne, en seront plus claires.
La partie turque demande à revoir le "plan Kofi Annan". Ce projet invivable et explosif tend à revenir à une situation pire encore que celle de la Constitution de 1959 et des accords de Zurich. Le point est en effet que le "plan Kofi Annan", comme les anciens accords de Zurich, donne à la minorité turque un droit de veto sur toute décision importante.
Que les Turcs prétendent répondre au plan onusien prouverait plutôt leur bon sens puisque ce projet est lui-même dépourvu de durabilité. Mais sur la démarche et la procédure d'élaboration de cette demande en révision, les journaux français demeurent beaucoup trop discrets. Cela fait partie d'une veille complaisance, faussement objective. Le 11 janvier ce n'est pas le "nouveau gouvernement" qui dirigeait à Ankara la délégation turco-chypriote venant évoquer l'avenir entre la Métropole turque et l'État-croupion, c'est tout simplement l'incontournable M. Rauf Denktash.
Or, au terme des entretiens de celui-ci avec le Président de la république M. Ahmet Necdet Sezer (démocrate laïc proche des Européens), le premier ministre Recep Tayyip Erdogan ("islamiste modéré" proche des Américains) et enfin le général Hilmi Ozkok, Chef d'État-major général, un contre plan turc est en train d'être élaboré.
Le seul fait qu'à côté du chef de l'État et du chef de Gouvernement, le chef de l'Armée dispose d'un pouvoir constitutionnel devrait suffire à qualifier la situation. En définitive c'est le 23 janvier, que le MGK (13), c'est-à-dire le Conseil de sécurité nationale, se prononcera et validera, ou non, les nouvelles propositions d'Ankara. C'est ainsi cette instance constitutionnelle de la république turque, dominée par les militaires, qui aura le dernier mot. Dans la logique de l'État turc, le pouvoir de l'armée, et ses préoccupations stratégiques, l'emportent sur les autres considérations, juridiques, humanitaires, économiques, culturelles, etc.
Les Européens se veulent toujours les héritiers du "cedant arma togae" des Romains. Ils ont beaucoup de mal à comprendre la logique turque. Il serait donc grand temps qu'une véritable connaissance du partenaire turc se développe en Europe, et qu'elle ne soit pas éternellement le monopole des héritiers spirituels de Pierre Loti.
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