BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
JEUDI 22 JANVIER 2004
PETIT BILAN D'UNE COURTE GRÈVE
Bourdieu est mort...
La grève SNCF de ce 21 janvier (1) confirme une tendance que nous ne cessons de pouvoir observer depuis quelque 10 ans. 26 % (2) seulement des agents du chemin de fer d'État ont cessé le travail malgré l'appel de nombreuses bureaucraties syndicales "irréfragablement" représentatives de la quasi-totalité du personnel. C'est un nouvel échec. Ceci est le point principal.
Au fil des heures on a entendu les médiats parler de la polémique autour de la question du service minimum, comme si elle était la cause de ce conflit du travail, qui était en réalité purement artificiel. Par exemple, à 17 h 24 Associated Press diffusait une dépêche de synthèse intitulée conventionnellement "Grève SNCF : fortes perturbations sur fond de polémique sur le service minimum". Cette expression "sur fond de" fait partie de la liste pauvrette (3) des clichés journalistiques et des tics de langage qui se veulent à la mode. Elle renverse ici la cause et la conséquence.
L'attitude des pouvoirs publics et particulièrement de ceux qui proposent le service minimum fait partie des réactions compréhensibles face aux désordres engendrés par les "mouvements sociaux".
Mais, pour être dans l'ordre des choses, ces suggestions méritent un examen peut-être un peu moins superficiel que celui de M. Gilles de Robien. On cite, à l'appui de l'idée d'un tel verrouillage des scénarios de grève, les exemples de grands pays voisins. On oublie hélas trop souvent que ni en Espagne ni en Allemagne les syndicats communistes n'ont le poids dont ils disposent en France. Quant à l'Italie, où la CGIL est peut-être plus dangereuse, encore qu'elle soit moins stupide et conservatrice, que notre bonne vielle CGT, il se trouve que le monopole des Ferrovie dello Stato est moins gênant puisque les Italiens roulent fondamentalement en voiture.
Le ministre des Transports en effet pose comme principe et source d'une loi future la "priorité présidentielle" attachée à la continuité du service public.
De la sorte, à l'entendre, ou bien les syndicats accepteraient de négocier les modalités de cette importante réforme et ce serait tant mieux, ou bien ce serait tant pis : on légiférerait par un vote parlementaire entérinant une définition du "service minimum". Il s'agirait de préserver le droit de grève, qui est un droit constitutionnel, mais de permettre aux "usagers" de bénéficier du service des transports pendant les heures de pointe.
Tout ce beau programme nous paraît un peu spécieux. Non qu'il nous semble convenable de continuer à faire dépendre la vie des grandes villes d'une poignée de corporations privilégiées, mais parce que le raisonnement repose justement sur le maintien de certains monopoles accaparant ces fonctions vitales.
Dans certains cas, qui pouvaient sembler au départ un peu paradoxaux, on a vu le scénario se retourner, de façon naturelle, contre les méthodes des grévistes.
Ainsi les grèves EDF ne se traduisent-elles plus par des coupures de courant. Tout simplement, les conséquences éventuelles de telles coupures devenaient proprement intolérables, y compris pour les familles des grévistes. Trop de matériels, médicaux ou électroménagers, trop d'ascenseurs ou d'ordinateurs ont besoin d'alimentation électrique. Le processus de prise d'otage des usagers ne mettait plus en accusation la direction d'EDF ou le gouvernement, mais les agents.
S'agissant des transports publics, la thrombose des villes a fait évidemment, elle aussi, son effet chaque fois que le "mouvement social" se met en place et empêche le véritable mouvement de la société.
Sans qu'ils s'en rendent compte sur le moment, les grévistes de 1995 ont probablement fait entendre le "chant du cygne" de leurs vieilles techniques de paralysie sociale. Les trotskistes de FO et les staliniens de la CGT ne l'ont évidemment pas compris. N'avaient-ils pas reçu alors le soutien prestigieux de l'intelligentsia en la personne de Pierre Bourdieu, roi des contre-vérités sociologiques ? Cela aurait dû mettre la puce à l'oreille des gens qui parlent à propos de ces quelques semaines polluantes de novembre et décembre, comme s'il s'agissait d'un "mouvement social", quand 14 millions de personnes étaient obligées de marcher à pied 2 heures par jour. Bourdieu, en effet, s'est toujours trompé !
Simplement comme l'irrésistible ascension de M. Thibault, alors jeune et fringant porte-parole des cheminots cégétistes, aujourd'hui secrétaire général réélu à l'unanimité dans les Congrès de la CGT (4), date exactement de ce "mouvement social", il n'est jamais convenable de le remettre en cause, par plus que tous les dogmes de la bourdieuserie régnante dans l'idéologie française.
Il est bien sûr trop tôt pour annoncer à la Ville et au Monde un recul définitif des mouvements de grèves corporatistes en France chez les personnels à statut.
La droite elle-même a explicitement renoncé à réformer une réglementation privilégiée qui permet à un agent de la SNCF de partir, en moyenne, après 32 ans d'activité et à un conducteur de prendre sa retraite à 50 ans. Si coûteux que soient les frais de personnels dans le compte d'exploitation du chemin de fer, si déficitaire que soit le régime de retraite, on a décidé de faire "avec". L'exercice sera difficile, et il évoluera lentement mais sûrement par le déclin ou la sous-traitance d'activités encore importantes au sein de la SNCF. Le statut des personnels ne sera pas brisé mais contourné. C'est ce que retrace la diminution progressive du nombre des emplois, au sein de cette entreprise un peu particulière où la masse salariale représente plus de la moitié des coûts et probablement les 3/4 du chiffre d'affaires subventions comprises et où aucun investissement ne fait l'objet d'une étude de rentabilité communiquée au grand public.
Raison de plus, nous semble-t-il, pour ne pas sombrer dans la dogmatique du service minimum. Car ce concept conforte, justifie et sauve le monopole.
Il nous paraît plus grave de constater que les transferts financiers de la collectivité nationale vers la corporation du chemin de fer ne sont pratiquement jamais évoqués. Sont-ils même sérieusement comptabilisés ?
S'ils l'étaient, si certaines dispositions monopolistes étaient clairement caduques, si notamment l'offre de transport était libre, la grève des agents de la SNCF serait tellement odieuse au peuple qu'elle tomberait d'elle-même, comme une vieille pratique périmée dont le seul mérite est de nous rappeler que le stalinisme demeure un vice impuni, dans la patrie de Robespierre, sous le règne de M. Chirac.
Vous pouvez aider l'Insolent ! : en faisant connaître notre site à vos amis en souscrivant un abonnement payant