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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ

MARDI 27 AVRIL 2004

ENTRE PUISSANCE ET LIBERTÉ

Vrais et faux dilemmes de la "construction" européenne

Un certain nombre d'événements et d'échéances relancent en ce moment l'actualité de la réflexion, à défaut de l'engouement des foules, pour le débat à propos de ce qu'on désigne par l'expression ambiguë de "construction européenne".

Rappelons brièvement certains éléments de ce contexte chargé :

La seule critique vraiment sérieuse de l’Europe institutionnelle, ce n’est pas la critique souverainiste, c’est la critique libérale.

Les objections des souverainistes à l’encontre de l’Europe ne nous paraissent ni cohérentes ni recevables. N’osant pas se référer à un corpus doctrinal nationaliste, les héritiers du gaullisme se réfugient ordinairement derrière des arguments où l’indépendance de la France n’est même plus posée en absolu et où finalement ils reprochent à la construction européenne de ne pas être entièrement réalisée. En gros les souverainistes critiquent l’impuissance actuelle de l’Europe de Bruxelles comme si la liquidation de cette fragile institution laisserait place à de véritables grandes puissances parmi les États-Nations retournés à leurs anciennes rivalités.

La critique libérale est plus sérieuse et plus cohérente.

Tout d’abord, la notion même d’une "construction" européenne fait problème.

Ou bien l’Europe est une réalité, et il ne saurait être question de la construire.

Ou bien elle est une chimère et alors ce projet n’est qu’un avatar du "constructivisme". Car il est sans doute légitime de doter d’institutions communes l’ensemble culturel de notre Vieux Continent marqué par le christianisme (1). Mais il ne serait pas sérieux de croire à une utopique unification de type jacobin balayant d’un trait de plume les identités de nos peuples.

Plus profondément si nous partons de la réalité européenne objective, nous devons à la fois la considérer comme une famille de nations et, par hypothèse, comme une famille ouverte.

Si "l’Amérique latine", le "Monde arabe", "l’Afrique" ou "l’Extrême Orient" sont des espaces faciles à définir, et qui peuvent imaginer s’organiser chacun dans un schéma fermé (2) l’Europe a pour caractéristique d’être le seul continent qui n’ait pas de frontière !

La conception de l’Europe forteresse est ainsi une manifestation paradoxale de la décadence des Européens.

Dans leur histoire, les Européens se sont souvent défendus : contre les Perses, contre la poussée islamique, contre la Horde d’Or mongole, contre l’Empire ottoman et, au XXsiècle contre le bolchevisme. Dans chacune de ces luttes il y a eu des phases de divisions, de recul, puis de reconquête européenne.

Mais jamais jusqu’ici l’Europe ne s’était définie comme un continent fermé.

Il est vrai certains technocrates français sont au confluent de deux héritages tout à fait particuliers : celui du blocus continental napoléonien de 1806 et celui de l’économie dirigée dans l’espace allemand de 1941, dont la charte du travail en Franc était une des conséquences. Or on doit se souvenir que ces deux tentatives ont été totalement rejetées par les peuples du continent.

Le vrai modèle de l’Europe c’est l’Europe romain, modélisé par celui d’Alexandre : le contraire d’un espace fermé.

Que, dans cet espace, l’intervention de l’État, la démagogie sociale et même le protectionnisme aient pu, dès l'Antiquité, engendrer ou accompagner le déclin des empires, ne fait que confirmer ce que nous devons penser du véritable génie européen.

Aujourd’hui, cependant, le projet d’une Constitution européenne, projet (mal) géré par les conceptions technocratiques impose une réflexion à la fois sur l’identité de l’Europe et sur la finalité de ses institutions.

S’agit-il de dire : l’Europe est marquée par le christianisme ? Cela nous semble une évidence. Mais alors, si elle est "chrétienne", elle est encore plus "sans frontières". (3)

Cette question illustre un autre aspect du questionnement de la Construction européenne : s’agit-il de bâtir une puissance rivale, hostile, déloyale vis-à-vis de l’Amérique ?

Cette hypothèse ne dérange pas seulement les économistes libéraux en tant que tels. Elle perturbe notamment les relations franco-britanniques. On l’a clairement perçu au lendemain des entretiens Chirac-Blair de Saint-Malo en 1998. Les Français considèrent à juste titre que la défense européenne suppose techniquement la participation de l’Angleterre. Mais à Londres on n’accepte pas que cette défense soit conçue politiquement comme une "alternative" à l’OTAN. Et contrairement à ce que M. Chirac proclame maladroitement, la quasi-totalité des gouvernements européens préfèrent maintenir l’OTAN tel qu’elle est plutôt que de voir les officielles thèses françaises donner libre cours à la conception d’une Europe antiaméricaine.

En revanche, il n’est pas douteux que l’effort de défense européen actuel est à la fois insuffisant et pas assez concerté : il n’existe pas de défense européenne. De ce point de vue le Traité d’Amsterdam de 1997 avait prévu que l’identité européenne de défense reposerait sur l’UEO, Union de l'Europe occidentale. Et, depuis lors, l’UEO a mis fin à sa fantomatique existence. Les Français ont toujours critiqué le concept d’un pilier européen de l’OTAN : cette critique "maximaliste" a abouti, comme le vote gaullo-communiste du 30 août 1954 sabordant le projet de CED, à l’absence d’une véritable force européenne.

À l’époque, il s’agissait de défendre l’Europe contre le bloc soviétique.

Depuis 1991, l’hypothèse d’une cavalcade de blindés russes vers l’Europe de l’Ouest a perdu de sa crédibilité.

Mais d’autres dangers se sont amoncelés, face auxquels il n’est pas sérieux de laisser le monopole de l'intervention, le monopole de la recherche, et le monopole de la réflexion stratégique à nos alliés américains.

Le paradoxe (4) du maximalisme gaulliste puis chiraquien en matière d’indépendance militaire a toujours été, depuis 50 ans, de laisser le champ libre à ce triple monopole.

À la veille de l’entrée des 10 nouveaux pays dans l’Union européenne, il est significatif d’y mesurer la part de l’influence française dans le commerce extérieur de ces pays : en moyenne 5,3 %. Chypre vient en bonne place avec 9,6 % d’importations françaises, la Pologne, vieille amie, dépasse à peine la moyenne avec 6 %, la Tchéquie est à 4,6 %. La France aura fort à faire pour retrouver en Europe centrale un prestige comparable à celui que, depuis 1957, elle exerçait dans les cercles dirigeants de la Petite Europe.

À la vérité, une nouvelle conception de l’Europe devrait prévaloir : on cessera bientôt, dans l’espace des 25, d’opposer comme on le fait hélas encore dans l’hexagone franco-français, Europe de la "puissance" et Europe des Libertés.

La Grande Histoire de l’Europe nous enseigne d’ailleurs que notre civilisation, dans ses phases ascendantes, a toujours fondé son rayonnement sur la liberté des Européens. Les Athéniens sont devenus forts quand ils sont devenus libres. La gloire impériale de Rome est enracinée dans les principes de la république. L’Angleterre est devenue maîtresse des mers parce que les Britanniques ont toujours refusé la perspective de la servitude.

Si la Constitution future de l’Europe devait se révéler un alourdissement du placage social démocrate, ce carcan étoufferait un peu plus les capacités de développement de nos économies : n’est-il pas significatif que depuis 10 ans l’Europe soit globalement chaque année en retard de 1 % ou 2 % de croissance par rapport aux États-Unis. Si cette tendance continuait que vaudraient les doctrines de "l’Europe puissance "?

Il est enfin significatif que les pays les plus attachés à la redistribution soient ceux dont les capacités militaires soient constamment sur le déclin. C’est au contraire en choisissant le libre-échange, la compétition et l’entreprise que l’Europe retrouvera les voies du rayonnement.

S’agira-t-il au bout du compte d’une confrontation entre l’Europe et les États-Unis ? Non !

L’Europe des 25, si elle évolue vers plus de liberté et, par conséquent, plus de puissance, deviendra non pas un bloc hostile vis-à-vis des États-Unis, mais un espace médiateur entre l’Amérique du Nord et le monde en recomposition à l’Est : Russie, Japon, Chine, Inde – puissances émergentes de l’avenir.

Cessant d’être des sujets ou des protégés de l’empire américain, les 450 millions d’Européens deviendront des partenaires égaux et des alliés indispensables pour maintenir face à un monde dangereux, la suprématie de la liberté.

La liberté des individus, pour un espace civilisé, n’est donc nullement l’opposé de la puissance : elle en est à la fois la fin et le moyen.

JG Malliarakis

©L'Insolent

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1. En ce sens la "construction" de cet édifice juridique est une nécessité permanente du Droit public. Elle a été entreprise dès les Traités de Westphalie de 1648, d’Utrecht en 1714, Congrès de Vienne de 1815, Traité de Versailles de 1919, etc.…

2. Encore que, par exemple, un pays comme le Mexique soit à la fois "nord-américain" et "latino-américain", que les "nations arabes" n’aient jamais réussi à s’entendre ou que l’Inde, la Chine et le Japon paraissent difficilement conciliables et encore moins fusionnables.

3. Ce n’est pas seulement au nom de son caractère "islamique" que la Turquie ne saurait en faire partie, ni au nom de la géographie. C’est tout simplement que la Turquie, au-delà même des 85 000 pages de l’acquis communautaire, n’a pas encore franchi les exigences juridiques et pratiques essentielles pour adhérer à l’Union européenne. Voyons la réalité en face : la Turquie est aujourd’hui encore dirigée par des gens qui peuvent constamment imposer un rapport de force. Elle ambitionne d'autre part "un monde turc allant de l’Adriatique à la Muraille de Chine". C’est cela qui est incompatible avec son appartenance européenne. C’est à la fois les conséquences que cela implique dans son mode de fonctionnement intérieur et ce sont les pressions que malgré l’éclatement de l’Empire ottoman on continue d’exercer, avec la bénédiction du Département d’état américain, depuis Ankara sur les pays balkaniques.

4. Nous voulons bien laisser ici en suspens la question de savoir si ce n'est vraiment qu'un paradoxe. Dans sa préface à la réédition de l'Honneur des vaincus, le colonel Bernard Moinet accuse assez clairement, chiffres à l'appui, cette tradition gaulliste et chiraquienne, qui se réclame si volontiers de la dignité de la France, d'avoir détruit l'armée française. Il y a là, au moins, matière à réflexion.

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