En France comme en Europe, les conceptions sociales démocrates et les idées soixante huitardes ont tout faussé.
Il y a quelque 40 ans, nos professeurs nous enseignaient à concevoir tout texte, tout exposé oral en 10 minutes ou tout devoir écrit, toujours en deux parties, articulées chacune en deux sous-parties, précédées d'une introduction, posant toujours le problème en 7 points, se terminant par une longue phrase résumant le plan adopté. Le tout devait se conclure en 4 points, les plus amphigouriques possibles. Une seule contrainte explicite s'agissant de finir, il fallait évoquer les conséquences de ce qu'on appelait encore le Marché commun.
Cette rhétorique n'était pas sans évoquer l'art, et l'absence de pensée, des sophistes du temps de Périclès (1). Souriant aujourd'hui à ce souvenir, on se doit cependant de chasser de son esprit tout désir d'une comparaison entre Chirac et Périclès, sa fille Claude et Protagoras, George Bush et le roi des Perses, etc.
en revanche, si l'on devait retenir une idée forte, c'est bien celle que le Marché commun, la fameuse Europe de Jean Monnet, intellectuellement si scandaleuse mais pratiquement si efficace, a entraîné, objectivement, les conséquences désirées, dans les années 1950, par ses fondateurs. L'Europe dite des marchands a jeté les bases de l'Europe des nations. Et elle s'impose aujourd'hui au concert des États.
Nous arrivons, de ce point de vue, au seuil d'une époque nouvelle. Les 450 millions de consommateurs de L'Europe économique des 25 États-Membres représentent un énorme potentiel d'affaire, de consommation, de commerce, d'initiatives et de développement. Qu'on le veuille ou non, nos dirigeants étatiques ne sauraient plus nous entraîner dans le choc de leurs ambitions. Le reste de nos rois ne nous saoule plus de fumées. Les rivalités franco-britannique ou franco-allemande, les guerres de religion entre catholiques et protestants, qui ont fait couler tant de sang, sont aujourd'hui des volcans éteints dont presque (2) personne n'ose plus rallumer la flamme.
Il est sans doute puéril, quoique tentant pour certains, de faire grief, en regard de ses conséquences heureuses, au Traité de Rome signé en 1957, du chemin restant aujourd'hui à parcourir. En moins d'un demi-siècle, en 47 ans, on a gommé la plupart des cicatrices, des plaies ouvertes et des ruines fumantes résultant de l'idée funeste d'un des plus sots parmi les (grands) rois de France, François 1er rêvant de concurrencer Charles Quint dans l'élection impériale de 1519, son prédécesseur l'insignifiant Charles VIII ayant eu lui, l'absurde, désir de conquérir le royaume de Naples en 1494, plongeant l'Italie dans 30 ans de guerres, catastrophiques pour la France (3) 47 ans seulement pour recoudre ce que 470 ans d'État-Nation, et 442 années d'éclatement culturel, engendré par la Réforme de Luther et le schisme d'Henri VIII, avaient catastrophiquement déchiré, ce n'est pas si mal. Les successeurs de Giscard, Mitterrand et Chirac redresseront-ils en 3 ans ce que sous ces trois présidences les idées soixante-huitardes triomphantes ont mis 30 ans à abaisser ?
Reste que l'Europe qui naît ce 1er mai est en encore affublée de nombreux déficits, dont ceux des comptes publics, les seuls dont on parle, sont loin d'être les plus graves : déficit institutionnel et démocratique, déficit militaire, déficit de sens historique et culturel, déficit de politique étrangère. Il est troublant d'ailleurs de voir des pays comme la France, (mal) gouvernée par 43 ministres, s'inquiéter d'un nombre de commissaires européens qui, pour l'instant ne dépassera pas 25, alors qu'il existe 24 Directions au sein de l'administration siégeant Bruxelles et que ni les actuelles directions ni les commissaires ne gèrent ni les affaires étrangères ("PESC"), ni la défense, ni même la coordination des polices ou la coopération des administrations judiciaires.
Il est encore plus inquiétant de voir que, dans l'Europe économique, on a voulu maintenir le droit des États-Nations à intervenir dans des questions qui relèvent pourtant de liberté, du mode de vie ou de la consommation des individus. On laisse impunément l'administration ministérielle parisienne intervenir dans une affaire comme le rachat d'Aventis par Sanofi. On laisse l'État central français empêcher, freiner, dissuader, intimider, diaboliser, dénigrer, par tous les moyens l'émergence d'une libre circulation de la prévoyance sociale, de l'assurance-maladie et de l'épargne vieillesse en Europe.
Pis encore on laisse croire que la promotion d'une "Europe des travailleurs" consisterait à rendre la vie plus chère, ce qui revient à baisser les salaires, au profit de monopoles conservateurs. Pour toute une Gauche d'idées, accapareuse de l'unanimité dans les sphères communicantes (4), c'est sous des formes multiples le grand déficit de l'Europe : pas assez de réglementation, trouve-t-elle, pas assez de subventions, pas assez de monopoles, pas assez d'intervention étatique, pas assez de droits sociaux, pas assez de répression de la parole "ultralibérale".
De cette "Europe des travailleurs" dont le slogan même a un relent passéiste, on dérive sémantiquement à l'idée qu'elle serait "l'Europe des citoyens". Les mêmes groupes de pression agiront dans le même sens, au nom de la citoyenneté, sans jamais se préoccuper de ce que pensent en Europe la majorité des citoyens. Il est vrai que l'idée qu'ils se font des "travailleurs" ne reflète, elle-même, que les mots d'ordre d'une partie des bureaucraties syndicales.
Au registre général de la fausse "Europe citoyenne" retenons l'idée pernicieuse selon laquelle les "citoyens", c'est-à-dire les bureaucraties d'État, pourraient démentir, réglementer et finalement détruire les acquis positifs de l'économie de marché.
Dire que cette fausse Europe citoyenne relève de la sociale démocratie est d'ailleurs un peu trompeur, en ce sens qu'à partir du Congrès historique de Bad Godesberg de la Sociale démocratie allemande, répudiant entièrement le marxisme en novembre 1959, on avait pris l'habitude de considérer la "sociale démocratie" comme une variante "réaliste" de la gauche. Reconnaissons quand même qu'un Delors, lui-même très réticent vis-à-vis de la "sociale démocratie" (5), est parvenu à récupérer à son profit cette étiquette. En gros cette forme de la sociale démocratie contient l'idée de l'Europe de la Redistribution. Or, on doit admettre que la redistribution est un avatar (provisoirement) non sanglant du communisme. C'est un système où 50 % de la population travaille pour entretenir 50 % de bénéficiaires d'un système multiforme d'assistanat communiste. Ces parasites disposent, certes, de revenus inégaux. Les inspecteurs des finances y sont un peu mieux traités que les intermittents du spectacle ou l'armée de réserve des banlieues. Tous ensemble improductifs, ils sont les seuls à avoir le droit de s'exprimer, et le privilège de débattre, mais seulement entre eux.
De ce système, l'Hexagone, qu'on hésite désormais à qualifier encore de franco-français, constitue la pointe avancée en Europe. N'imaginons pas que ses bénéficiaires hésiteront devant le choix des moyens pour sauver leurs rentes. Toutes les impostures intellectuelles et les tartufferies morales leur seront bonnes.
Ne leur laissons donc pas, dans les années à venir, le monopole de la citoyenneté.
Affirmons donc ici courageusement que l'Europe des citoyens devra compléter l'Europe des consommateurs. Elle n'aura peut-être pas besoin de 47 ans pour se construire. Mais il lui sera incontestablement nécessaire de balayer les héritages de la sociale démocratie, pour devenir vraiment l'Europe des libertés.
1. On ne recommandera jamais assez le livre de Jacqueline de Romilly consacré à ces "Grands Sophistes dans l'Athènes de Périclès" (Éditions de Fallois 1988). Rien n'est plus actuel que leur mode de persuasion, auquel un certain Platon oppose le souci de la vérité. Voir notamment les premiers dialogues et surtout le Protagoras.
2. Hormis en Irlande du Nord, et pour des raisons qui n'ont rien à voir avec la religion
3. On retiendra quand même que la Renaissance française fut la conséquence.
4. Rappelons qu'en France les adversaires des idées de la Gauche bénéficient d'un droit effectif à la parole, dans les médiats du service public comme dans la grosse presse monopoliste, dans un rapport d'un à 10 environ. Quiconque est contre la Gauche est en effet "suspect d'être de Droite", donc suspect d'être un salaud.
5. On se reportera au besoin à l'excellent livre, largement occulté, hélas, de M. Romain Meyret "La Face cachée de Jacques Delors" (ce livre très instructif avait été édité par Odilon Média en 1997, on peut encore se le procurer auprès de Duquesne Diffusion 27 avenue Duquesne 75007 Paris tel 01 45 55 87 55) pour comprendre que M. Delors se sentait "beaucoup plus à gauche" que la "sociale démocratie"