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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
VENDREDI 7 MAI 2004
LA DÉCENTRALISATION FRANÇAISE ET SES CONTRESENS
La classe politique est en passe de s'ériger en nouvelle féodalité
Il m'est agréable de recevoir ce soir, dans mon libre journal sur Radio Courtoisie, en M. Roland Hureaux (1) un homme dont les présupposés philosophiques semblent aux antipodes de mes habitudes de pensée.
Son livre était paru avant le scrutin régional des 21 et 28 avril. Le résultat désastreux de ces élections, ordinairement indifférentes, va relancer la contradiction entre un pouvoir central désormais désireux de normaliser les finances et les prélèvements du pays, et des collectivités locales animées par une idéologie de la dépense, de la redistribution, de la revendication et de l'irresponsabilité généralisées.
D'instinct, quand je remonte à mes plus anciens souvenirs, j'ai toujours été un amoureux de l'idée d'une régionalisation de la France, un partisan du fédéralisme contre le jacobinisme de la Révolution, et un admirateur, en Maurras, de l'homme qui savait associer la plus ardente adhésion aux traditions de sa Provence (2) et son patriotisme français. Voilà pour le constat de ma propre subjectivité. J'avoue même être plus nuancé que le jugement général négatif sur la "féodalité" médiévale dont Régine Pernoud comme Ganshof ou Calmette m'ont appris à estimer les mérites. Dire aujourd'hui que nous voyons naître une "nouvelle féodalité" c'est une évaluation cruelle et injuste pour le règne de Charles le Chauve et pour ce IXe siècle où naquit, précisément, dans le démembrement de l'éphémère édifice carolingien, ce que nous appelons, aujourd'hui encore, la France.
M. Hureaux dans son livre, sans perdre de temps à des professions de foi républicaines gratuites, en notre époque où les monarchistes sont rares, constate, lui, des faits objectifs. Sa triple casquette d'élu local, de professeur de droit public et de membre du corps préfectoral, lui confère sur le chroniqueur irresponsable, une supériorité d'information que je lui concède bien volontiers.
Un constat commun : "quand 53,8 % du revenu national sont absorbés ou transférés par les collectivités publiques, quelqu'un ne joue pas son rôle", écrit-il (page 243).
Un récent débat de l'ALEPS et d'excellents travaux de l'IREF ont récemment démontré (2), de manière assez indiscutable, que la décentralisation française, quand on la compare aux autres pays européens, Suisse comprise, se caractérise par son incohérence et son irresponsabilité. Les structures qui décident ou gèrent les dépenses ne sont pas celles qui perçoivent les recettes ni celles qui fixent la plupart des taux de prélèvements.
Cette absurdité étant constatée au plan théorique, reste à s'interroger sur les mécanismes, à la fois idéologiques et législatifs, qui nous y ont conduits dans la pratique.
On saura gré à l'auteur de placer en exergue une conversation bien significative tirée de Bouvard et Pécuchet. Le pont aux ânes de la Décentralisation ne date pas d'hier. Et lorsque M. Defferre imagina ses deux lois perverses de 1982 et 1983, c'est une solide tradition intellectuelle qui vient à son secours.
Là aussi la doctrine semble droite, mais ses conséquences pratiques se révèlent funestes. On a donné des budgets, des pouvoirs, des attributions exorbitantes et coûteuses à des collectivités sans se préoccuper ni de leur pertinence ni de leur enracinement. On a créé artificiellement des espaces sans ordonner la hiérarchie de leurs institutions.
Nous sommes passés trop rapidement de l'ère où le préfet incarnait, bizarrement mais efficacement, la dualité du pouvoir central et de la collectivité départementale, à une époque où les conseils généraux sont supposés gérer les dépenses sociales entre la dépendance du grand âge et l'indigence de l'assistanat. À quoi et à qui sert donc désormais ce département résiduel et anachronique, sinon à des pouvoirs dont la devise demeure toujours "je dépense donc je suis"?
Nous nous sommes toujours insurgés, également, contre ces fausses régions, avec leurs dénominations technocratiques : qu'est-ce que le Nord-Pas-de-Calais sinon l'assemblage de deux départements regroupant artificiellement eux-mêmes trois provinces riches d'Histoire et de Culture, la Flandre française, l'Artois et le Hainaut ? Idem pour nos deux Normandies, qu'est-ce que le Centre, "Paca", Midi-Pyrénées, Rhône-Alpes ? Un habitant des improbables et arbitraires "pays de Loire" est-il un Liguro-paysan (un "Ligurien" proprement dit ressortit du département de la Loire) ? Etc.
Sans entrer dans de telles passions sémantiques, symboliques et pointillistes, le livre de Roland Hureaux donne d'autres aperçus, ouvre d'autres horizons. Il est fort instructif, par exemple sur la crise du modèle fédéral en Allemagne, constitution imposée en 1949 par les vainqueurs de la seconde guerre mondiale, comme l'émiettement en 300 principautés distinctes l'avait été, au XVIIe siècle, par les traités de Westphalie. Certes l'Allemagne fédérale aura été une brillante réussite économique, comme l'Allemagne du XVIIIe siècle avait connu, pour sa part, une remarquable floraison culturelle. Mais ce genre de situation n'est jamais que transitoire.
Autre paradoxe intéressant à relever : les contradictions désormais évidentes entre les perspectives européennes actuelles et les formes artificielles de régionalismes dont la république hexagonale s'est dotée.
On méditera avec profit le chapitre XVII sur la "Configuration historique de l'Europe" : "Le vrai libéralisme, selon Burke (4), réside dans ce respect de droits qui ne se déduisent pas d'une construction de l'esprit a priori mais qui résultent de l'histoire. C'est là, dit-il, le fondement du libéralisme des révolutionnaires français". (page 215)
La France est un pays de tradition unitaire et son évolution vers plus de régionalisme authentique suppose donc une vue claire et un peu de patience.
Nos législateurs et nos technocrates n'en ont guère. Leur précipitation, leur inculture et leur absence de réflexion sont en train de produire le contraire du but recherché, pour un coût effrayant.
JG Malliarakis
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1. Auteur de "Les Nouveaux féodaux" Gallimard, 248 pages, 2004
2. L'un des témoignages historiques les plus importants qu'il ait écrit, son Mémoire adressé au Félibrige, consacré à son attitude et à celle de son mouvement sous l'occupation, a été rédigé et publié en provençal ("Breu de Memori").
3. Cf. L'Insolent du 23 avril La Décentralisation, la Fiscalité et l'Europe
4. En cela Burke est très proche de Hayek. Son livre de "Réflexions sur la révolution de France" (la traduction de ce titre a quelque chose de toujours surprenant puisque Burke parle de "French Revolution") est disponible en collection Pluriel.
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