Dans un discours célèbre aux intellectuels de son pays, le mahatma Gandhi lançait : "Que savez-vous de lInde ? LInde ce sont 600 000 villages !" (1) Et, bien entendu, ni son discours, ni ces lignes ne sadressent aux technocrates et conseillers présidentiels, comme M. Alexandre Adler en France qui savent tout de lInde, de la Chine et de lavenir du monde.
La défaite électorale de la coalition nationaliste et libérale du BJP, (2) a surpris tout le monde. Et ils sont bien pittoresques, ces commentaires qui fleurissent spontanément depuis le 14 mai : ce résultat, totalement inattendu, est analysé, après coup comme une évidence. Seul le grand quotidien The Hindu de Bombay ne partage pas cette autosatisfaction des analystes.
Il est vrai que la Bourse de Bombay a dégringolé depuis 4 jours, à une allure inquiétante : encore 15 %, avec le décalage horaire ce lundi 18 à 8 heures 30, après une séance catastrophique le vendredi 14. Puis un regain, etc. 11 %.
La bien-pensance occidentale a néanmoins toutes les raisons de se féliciter. En faisant perdre 100 sièges à la coalition sortante, les électeurs de la plus grande démocratie du monde redonnent leur chance à la 4e utilisation du nom "dynastique" de Gandhi, la veuve... du fils... de... la belle fille... de Jawaharlal Nehru la charmante Sonia Gandhi. Ce nest pas "lInde qui brille", cest lor étincelant du parti du Congrès, cette étoile que lon croyait définitivement éteinte ! Étant elle-même victime de certaines campagnes qualifiées de "xénophobes", Sonia Gandhi a par définition, aux yeux des nos médiats, toutes les qualités.
Bref, vu de Saint-Germain-des-Prés, le parti du Congrès en Inde c'est presque aussi beau et immaculé, presque aussi souhaitable que le parti démocrate aux États-Unis. L'Inde va (re)devenir politiquement correcte !!!
Hélas, pas plus que M. Vajpapee dont le parti nationaliste na jamais eu la majorité à lui tout seul (3), l'ancien parti de Gandhi ne retrouve absolument pas cette majorité écrasante des années 1960, à lépoque où le pandit Nehru scintillait aux sommets du tiers-mondisme, fort dune belle et bonne alliance avec lURSS.
Contrairement à la surprise de Madrid, le mois dernier, provoquée par lattentat criminel monté par les islamistes, la surprise indienne permet aux commentateurs agréés de gloser sur la défaite du libéralisme et sur lalléchante hypothèse de voir demain le parti du Congrès gouverner lInde, non plus avec le soutien international de lURSS, mais avec celui des communistes. Quelle merveilleuse avancée !
Les députés dextrême gauche à la 14e législature de lUnion indienne seront au nombre de 59. Ils sont répartis en plusieurs partis, dont 2 sont officiellement communistes. Le principal est le CPIM, parti communiste marxiste qui détient 43 sièges et qui, tenant compte de l'expérience de 1996, donnera, selon la formule bien connue son "soutien sans participation" au gouvernement.
Propagée, frauduleusement sans doute, abusivement en tout cas, la rumeur dun pouvoir donnant des postes significatifs aux communistes a fait chuter lindice boursier (4) dun record de 786 points pour arriver à 4 293. L'indice a remonté au cours de la 3e journée au-dessus de 4 500 points.
En réalité, les manipulateurs de lopinion, se préoccupent essentiellement du rôle que jouera lancien ministre des Finances des derniers gouvernements congressistes, le Dr Manmohan Singh. Celui-ci plaide pour que les 300 députés sur lesquels s'appuiera le gouvernement de New Delhi soient plutôt comptabilisés parmi la pléiade de petits partis régionaux ou minoritaires. Le principal dentre eux est le parti dravidien DMK. Son chef M. Karunanidhi "se fait prier". On sait cependant quil a eu un entretien privé de 45 minutes le 16 mai avec Sonia Gandhi à sa résidence du 10 Janpath, et quil était le premier parmi les 17 autres chefs (!) de partis de gauche coalisés à suggérer officiellement que "lItalienne" soit nommée Premier ministre.
La question des minorités et des castes, quoique souvent non dite, est évidemment essentielle en Inde. On rappellera au besoin que Rajiv Gandhi avait été assassiné en 1991 par un séparatiste tamoul. Cest probablement une donnée au moins aussi importante que la confrontation extérieure avec le Pakistan et lislamo-terrorisme au Cachemire.
Le Dr Singh a été en 1991 le véritable Père des réformes économiques que les hindouistes nationalistes du BJP ont continuées. Il ny a donc pas de vraie raison de penser que les privatisations et les libéralisations soient amenées à reculer. Les bien-pensants français aiment à tirer actuellement de ces élections indiennes comme des élections espagnoles la certitude que les politiques économiques de centre droit sont condamnées et que le monde va vers une confirmation des idées de José Bové, qui sont aussi celles de Jacques Chirac. Ils devront bientôt déchanter.
Depuis bientôt 10 ans, lInde est une puissance émergente. On le mesure en termes économétriques à son taux de croissance régulièrement supérieur à 6 % lan (5). Ceci doit beaucoup à une ouverture à la libre entreprise. Contrairement à la Chine, elle a choisi un système politique de démocratie parlementaire. C'est, comme chacun sait le pire des régimes ("à l'exception de tous les autres", précisait Winston Churchill). Et ça produit des effets dalternances dont nous parierions plutôt quils seront comparables à ceux de Tony Blair en Grande-Bretagne.
Or, la vraie question, pour l'Inde comme pour la Chine, contrairement à ce que croient les adversaires de la libre entreprise, ce nest pas tant la gestion des disparités et inégalités, inhérentes à tout processus de développement et de progrès (6), mais celle des forces centrifuges, minorités ethniques, basses castes, religions étrangères à l'hindouisme, etc.
Si ces forces centrifuges devaient vraiment lemporter, alors oui la puissance indienne, ascendante mais encore virtuelle, serait dangereusement menacée.
Mais sur ce point, rien ne nous dit que la manière indienne, apparemment "douce" et démocratique, ne soit pas, précisément, plus habile à long terme que la manière chinoise actuellement "forte" et autoritaire : on le mesurera dans le siècle à venir. Notre sentiment dominant serait plutôt de dire : lInde demeure (7) potentiellement une puissance majeure du XXIe siècle.