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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
LUNDI 24 MAI 2004
UN PEU PLUS QU'UN PÉPLUM
Le film de Wolfgang Petersen incite le public à choisir son camp.
On peut passer, sans doute, un assez bon moment, 2 heures 35 sans voir l'heure tourner, à voir le péplum, caricaturalement hollywoodien, de M. Wolfgang Petersen, "Troy" en français "Troie" vague allusion à la guerre du même nom. Certes, la musique est convenable. Certes, le reflet des uvres, sinon du génie respectif, d'Homère et de Virgile, qui ont tourné autour d'un sujet analogue, impose une structure de scénario, sensiblement supérieure en complexité dramatique à celle des meilleurs John Wayne. Certes, la ruse célèbre attribuée à Ulysse détermine une fin moins simpliste, sinon vraiment inattendue, que l'arrivée des chères Tuniques bleues de la cavalerie américaine.
Le citoyen législateur reconnaîtra cependant un mérite stratégique au maintien d'un minimum d'études classiques dans nos programmes scolaires : de nos jours, si la méthode poliorcétique du cheval de Troie peut encore surprendre un certain nombre de scientifiques, informaticiens, et autres techniciens, éventuellement même de polytechniciens, aucun littéraire ne s'y laissera plus prendre.
Mais, s'il a encore une vague idée de cette affaire de faux cheval il est vrai que le public moyen, en Europe comme aux États-Unis, aurait du mal aujourd'hui à répondre à la question : "dans lequel des XXIV chants de l'Iliade (1) est-il question des coucheries d'Achille ? Ou de la mort d'Agamemnon ?". Problème subsidiaire : Où y est-il dit, ou seulement suggéré, que les Achéens seraient "les Grecs" et les Troyens "les Orientaux" ?
De nos jours cependant il est tentant d'insinuer que l'affaire décrite ici, aventure que l'Antiquité gréco-romaine considéra comme sa grande épopée éducative pendant plus de Mille ans, que ce conflit, donc, opposerait les méchants Européens aux gentils Turcs.
Oublions donc ces images subliminales politiquement correctes d'un Priam, incarné par le très viril Peter O'Toole, et d'un Machiavel de sous-préfecture appelé Agamemnon.
Acceptons même le donné pseudo-historique, para-historique ou méta-historiquement posé par le film : il y aurait entre les deux rives de la Mer Égée (2) un affrontement millénaire entre Européens et Orientaux.
M. Wolfgang Petersen, qui porte un si joli nom européen, et dont le prochain film sera plus à sa mesure avec "Batman contre Superman", nous conte une histoire où les bons, les civilisés, les gentils, les doux, les miséricordieux, les pacifiques, les gens respectueux de la religion sont les Troyens, assimilés aux Turcs, supposés porteurs des valeurs de l'Orient.
Je crains cependant que le grand public ne s'arrête pas à cette délicieuse réminiscence des Béatitudes évangéliques ou plutôt que ce film l'amène désormais à choisir son camp. Avant nous, par exemple, le jeune Sigmund Freud l'avait fait, à sa manière, en se déclarant du côté d'Hannibal contre les Romains.
Et si c'était vrai ?
Et si, d'un côté les Européens, leurs particularismes et leur individualisme, leur sens de la liberté, étaient représentés par l'opération militaire panhellénique, évoquée dans l'uvre essentiellement poétique, éthique et même religieuse du vieil et mystérieux Homère, en un temps archaïque assez proche de la Première Olympiade et si, de l'autre côté, une sorte d'Orient éternel se dressait, dans une opulence éventuelle, au gré de cités gouvernées par des despotismes plus ou moins religieux (3), ne serait-il pas intéressant de se reposer le problème de cette aventure achéenne plus ou moins mythique (4), de la transposer en fonction d'une histoire postérieure à Homère, des guerres médiques, de la conquête d'Alexandre puis de la lutte de l'Empire romain contre les Parthes, etc.
Étrangement alors, si le jeune héros thessalien Achille et ses fidèles Myrmidons demeurent symboliquement exemplaires, c'est bien Agamemnon et le pouvoir mycénien (5) qui prend une autre dimension, combien actuelle, et qui, contrairement aux images éphémères d'une production cinématographique, nous devient, sinon "sympathique", du moins nécessaire.
Une phrase fameuse a été tirée de l'Iliade par Maurras : "le gouvernement de plusieurs n'est pas bon, ayons donc un seul chef, un roi". Elle a beaucoup servi aux conversions maurrassiennes du siècle dernier. Ne s'applique-t-elle pas, aussi, d'une autre manière désormais, à la grande question du jour, qui est le projet d'une Constitution qui assurerait à l'Europe son évolution vers une Union politique confédérale ?
JG Malliarakis
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(1) Nous citons cette uvre, que certains Européens possèdent encore dans leur bibliothèque, parce que le générique du film de M. Petersen indique bizarrement "D'après l'Iliade dHomère".
(2) Cette donnée géographique, cette frontière de fait, n'existe que depuis 1923. La Mer Égée sépare aujourd'hui clairement l'Europe de l'Orient du fait du génocide des Grecs d'Asie mineure. Celui-ci n'a pas seulement été entrepris par Mustapha Kemal au lendemain de sa victoire d'Inönü et de la prise de Smyrne. Il a commencé dès le 19 mai 1919, commencement du massacre de 350 000 Pontiques (Grecs du littoral de la Mer Noire) à un moment où Kemal n'est encore qu'un insurgé révolutionnaire soutenu par les bolcheviques de Russie. Il fait suite au génocide (terme légal en France) des Arméniens, opéré en 1915 par les "gentils" Jeunes-Turcs. En ce sens, gommer la frontière entre l'Europe et la Turquie supposerait de revenir sur le traité de Lausanne de 1923, mais aussi sur les conséquences de la révolution jeune-turque et de la révolution kémaliste. Les négociateurs européens ont du pain sur la planche.
(3) Une image intéressante du film de Wolfgang Petersen est la figure supposée représenter Apollon dieu du soleil", dieu protecteur des Troyens, sous l'aspect d'une sorte de Baal phénicien ou cananéen. Sans s'en rendre compte probablement cette image peut suggérer aux Européens d'aujourd'hui qu'ils sont les héritiers à la fois de l'essence purifiée des dieux gréco-romains et de la transcendance judéo-chrétienne. Il nous semble remarquable, par ailleurs, de pouvoir dater l'apparition des institutions religieuses panhelléniques (Jeux Olympiques en 776) à peu près à la même époque que celle de l'idée de transcendance divine dans la religion hébraïque (Isaïe en 740).
(4) Ce qui relève du mythe ce n'est pas la guerre de Troie, ce sont les personnages, et notamment les rivalités, et même les disputes, entre divinités, sans lesquelles l'épopée devient pratiquement incompréhensible et se trouve comme défigurée par le scénario du film de M. Petersen.
(5) À noter que ce pouvoir est assisté de la clairvoyance et de l'intelligence d'un Ulysse et d'un Nestor, que les Achéens sont beaucoup plus divers que les unanimistes Troyens, etc. En un mot comme en cent, l'Europe ce n'est pas le monolithisme c'est la diversité et la liberté.
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