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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
JEUDI 9 SEPTEMBRE 2004
L'IDENTITÉ EUROPÉENNE ET LES LIBERTÉS
C'est au nom des libertés que la bataille de Leipzig de 1813 est considérée par la majorité des Européens comme la "bataille des nations"...
L'un des mérites de la candidature d'Ankara à l'Union européenne est d'amener les Européens à réfléchir sur l'identité de l'Europe et sur la signification de leurs institutions communes.
En acceptant de définir les bases de la négociation qu'ils mèneraient, peut-être, à partir de décembre 2004, avec la Turquie pour aboutir dans un délai non déterminé à l'intégration de ce pays dans l'Union, les dirigeants européens ont permis de procéder en ordre dispersé. On se détermine, dans ce triste débat, en fonction de paramètres extraordinairement variables.
Certains gros États, comme l'État français, ont considéré au départ qu'il s'agissait de grande politique. Sont venus à la rescousse les arguments historiques les plus fantaisistes, comme l'alliance entre la France et l'Empire ottoman, sous François Ier et sous Napoléon III, à des époques aussi culturellement brillantes que politiquement désastreuses. L'État britannique, outre sa fidélité à l'OTAN dont la Turquie est un partenaire essentiel, voit dans l'hypothèse même de cette adhésion une perspective de renoncement à toute unification politique véritable de l'Europe. On retrouve la même tentation chez M. Berlusconi. Celui-ci va encore plus loin, proposant que l'Europe s'élargisse même à deux pays qui ne sont pas candidats comme la Russie et Israël. À l'inverse, l'État allemand, quoiqu'il soit désireux d'aboutir à une Europe fédérale, voit dans l'Anatolie une réserve d'immigration de main-d’œuvre.
La résistance à cette perspective est plutôt concentrée chez les citoyens libres et les représentants des pays plus modestes. En Autriche, par exemple, la conscience historique nationale est marquée par une très longue hostilité austro-turque. De Vienne, le commissaire européen à l'Agriculture Fischler a su trouver les arguments quant à la transformation, nécessaire mais très coûteuse, des villages turcs dans la perspective de leur européanisation. Idem dans les États baltes ou scandinaves qui n'ont aucune raison de ménager Ankara. Un groupe non négligeable de gouvernements exprime également la volonté de souligner l'empreinte chrétienne dans l'identité européenne. Ceci entraîne dans la pratique la contradiction de voir entrer 70 millions de musulmans, pardon 69,9 millions de "laïcs", musulmans à 99 %, et moins de 100 000 chrétiens, qui, eux, attendent de cette négociation une amélioration de leur sort.
Ce 4 septembre, à Istanbul on apprenait ainsi que quelques milliers de manifestants encadrés par le MHP (1) étaient allés manifester devant le patriarcat œcuménique, agitant des gourdins, jetant des pierres et brûlant le patriarche Bartholomée en effigie. Ils protestent en effet contre le fait que Bartholomée Ier, citoyen turc, ayant pris position en faveur de l'entrée de ce pays dans l'Union, demande en même temps la réouverture du séminaire orthodoxe de Chalki (2) dont l'État bloque le fonctionnement depuis 1971. Le gouvernement d'Ankara pense, à juste titre, que les fameux "Loups Gris" cherchent à paralyser le processus d'adhésion. Ses porte-parole officiels ont annoncé ce 8 septembre qu'il prenait le Patriarcat sous sa protection (3) ; on doit convenir aussi que l'expulsion du Patriarcat œcuménique de son siège millénaire du Phanar serait en contradiction avec les progrès des Droits de l'Homme en Turquie, réclamés par l'Europe.
Or, le Turkish Daily News du 6 septembre indiquait par ailleurs que le président du groupe CHP (parti kémaliste "républicain du peuple", actuellement principal parti d'opposition à l'Assemblée nationale d'Ankara) M. Haluk Koc attaquait l'actuel gouvernement pour avoir laissé, dans le courant de l'année écoulée, des Étrangers acheter 277 000 m2 de terrain en Turquie. Ces Étrangers sont pour 31,7 % des Grecs, pour 28 % des Allemands, 12,2 % des Britanniques, 4,1 % des Néerlandais, 2,5 % des Italiens, 2,2 % des Autrichiens, 1,7 % des Français, etc. soit plus de 80 % des ressortissants de l'Union européenne contre 11,6 % des Syriens et 2,4 % des Américains. Si les "bons bourgeois" Turcs de centre gauche, réputés laïcs, sociaux-démocrates, politiquement corrects, etc. trouvent si intolérables cette pénétration européenne, on peut se demander pourquoi ce pays est candidat à l'Europe.
On insiste beaucoup, et à juste titre, sur le caractère brutal de la répression pratiquée dans les commissariats de police et les prisons, mais on indique fort peu à l'opinion européenne les réticences considérables que la Turquie réelle manifeste, quotidiennement, devant toutes les autres formes de l'évolution européenne, formes qui nous paraissent pourtant, somme toute, banales.
Ce n'est pas seulement le volet politique des Droits de l'Homme qui est remis en cause, c'est à la fois le regard porté sur ces principes que nous croyons naïvement "universels" (oubliant d'ailleurs un peu vite que nous ne les avons pas toujours pratiqués nous-mêmes en Europe), mais c'est aussi l'ensemble de l'acquis communautaire qui fait problème.
Il est vrai que l'abolition formelle de la torture et de la peine de mort relève en partie d'une décision politique.
Le changement des mentalités est une autre affaire.
C'est précisément en ceci que la question des libertés rejoint celle des identités.
Nos pays européens se reconnaissent tous un fond de culture de la Liberté. Ceci apparaît dans les mythes historiques tant romains que grecs : c'est à Rome la fondation de la république et l'élimination des Tarquin ; à Athènes la victoire sur les pisistratides, et plus encore sans doute la naissance de la pensée philosophique dans les cités grecques d'Asie mineure en butte à la menace perse, puis la victoire sur l'empire achéménide, etc. Dès l'époque de la Renaissance et du Baroque, donc bien avant les "lumières" douteuses du XVIIIe siècle, chacun de nos pays se construit une représentation de sa propre liberté : en Angleterre, l'aventure s'identifie au règne d'Élisabeth Ière ; en France, on croit au modèle universel de la Révolution de 1789 et du Code Napoléon de 1804 ; dans d'autres pays on voit les choses autrement, en Espagne et en Allemagne par exemple, où la défaite de l'Empire napoléonien est ressentie comme la libération nationale par excellence. C'est à ce titre que, défaite napoléonienne, la bataille de Leipzig de 1813 a été considérée par la majorité des pays européens comme la "bataille des nations".
Pour les Turcs kémalistes, par exemple, il semble naturel de considérer l'expulsion brutale pour ne pas dire génocidaire des Grecs du littoral égéen en 1922, et celle de la plupart des derniers chrétiens de Constantinople en 1955, comme le signe même de leur "libération", qui serait du même ordre. Ils sont encouragés en cela par une certaine propagande et un certain héritage "progressistes", hérités de l'époque où Lénine, le congrès de Bakou et le Grand Orient de France soutenaient Mustapha Kémal contre "l'impérialisme anglais" (4). Dans cette optique la démarche du groupe CHP au parlement d'Ankara trouve logique et légitime de se fonder sur des dispositions organiques de la Constitution turque qui interdisent aux Grecs originaires d'acquérir une "parcelle du territoire" qui avait été le leur pendant environ 4 000 ans. (5).
Tout ceci ne constitue que quelques exemples.
Il devrait être ainsi tout à fait clair que nous ne parlons pas tout à fait, et probablement même pas du tout, le même langage lorsque nous parlons des libertés et de l'Europe, et lorsque d'autres envisagent la "libération" et l'avancée "progressiste" de leur continent. C'est probablement en cela que se situe l'enjeu central de l'identité.
Comme on le voit, il n'est donc même pas nécessaire de se référer, en l'occurrence, au christianisme, ni de n'argumenter que sur une géographie (6) un peu théorique, pour comprendre qu'en l'état actuel de son identité, que nous n'avons pas l'outrecuidance de bouleverser nous mêmes par on ne sait quelle illusoire directive, la Turquie ne nous semble pas avoir pas sa place en Europe.
JG Malliarakis
(1) Le MHP, parti nationaliste turc des "Loups Gris", ne saurait pas être considéré comme un groupuscule marginal. Représentant environ 10 % du corps électoral, ce parti est favorable aux thèses dites "pan-turquistes". Il revendique les républiques d'Asie centrale au nom de la fraternité raciale des Touraniens. Celle-ci est d'ores et déjà incluse dans la législation turque et elle permet à un Kazakh, un Ouzbek, un Kirghiz, un Azéri ou un Turkmène d'obtenir immédiatement la qualité de ressortissant turc. Le même Touranien d'Asie centrale serait demain, ou après-demain, dans l'hypothèse de l'adhésion, ipso facto considéré comme Européen. Le MHP a été associé à plusieurs gouvernements dans les 30 dernières années. Il comptait plusieurs ministres dans le précédent cabinet "laïc" présidé par M. Bülent Ecevit.
(2) Ceci n'est pas seulement un simple aspect du contentieux gréco-turc, c'est aussi l'objet d'une campagne internationale de pétitions lancée par les communautés grecques et orthodoxes du monde entier et demandant cette réouverture.
(3) Ce qui d'ailleurs est l'exacte situation des dhimmi, chrétiens ou juifs, dans le système islamique. Sur les mécanismes de la religion islamique cf l'Islam, croyances et institutions.
(4) Je tiens cette alliance pour l'une des clefs majeures pour comprendre le XXe siècle. Nous n'en sommes pas tout à fait sortis : observons par exemple l'attitude de la gauche française vis-à-vis de l'Algérie, qui soutient, et oblige les contribuables à financer, les pires tortionnaires, les plus grotesques bureaucrates et les plus ignobles corrompus au nom de l'anticolonialisme et de la laïcité.
(5) On a vu des dispositions analogues dans le plan Annan rejeté à juste titre par les Chypriotes.
(6) De ce double point de vue, il est remarquable que les Turcs et leurs partisans aient été, depuis 20 ans, incapables de tirer argument de la double considération suivante : le mot même de christianisme est né dans une ville (Antioche, alors syrienne sous domination romaine) qui fait aujourd'hui territorialement partie de la Turquie, comme ont eu lieu en Asie mineure tous les conciles œcuméniques du premier millénaire, de même que la doctrine chrétienne doit beaucoup aux "Pères cappadociens", etc. Confondre le christianisme et "l'Europe géographique", telle qu'on la définit aujourd'hui, est par ailleurs une absurdité. Si les Turcs et leurs partisans étaient des Européens ils sauraient le dire.
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