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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ

VENDREDI 19 NOVEMBRE 2004

LA CONSTITUTION EUROPÉENNE DANS LE VIF DU SUJET

La Commission Barroso investie par 449 voix contre 149, et avant même que le Traité soit ratifié ou rejeté, l'Europe politique est en marche.

La mini-crise européenne du 27 octobre semble en passe d'être oubliée. Et pourtant la commission Barroso remaniée, investie ce 18 novembre par une large majorité au parlement européen, 449 voix pour contre 149, va se trouver en face d'une situation entièrement nouvelle.

Certes nombreux seront ceux, notamment dans le public catholique, pour qui l'essentiel de la passe d'armes se sera déroulé autour de ce qu'on appelle pudiquement "l'incident Buttiglione". À lire les comptes rendus de son audition, on réalise que le premier commissaire nommé par le gouvernement italien s'était trouvé comme piégé devant une commission parlementaire. Il a donc réaffirmé à sa manière, pas forcément diplomatique, des convictions chrétiennes de droite, celles qu'on lui connaît en tant que militant de Communion et Libération (1).

Mais la vraie question n'était pas celle des opinions de ce saint-jean-bouche-d'or.

Dans un régime parlementaire, — mais aussi dans n'importe quel régime vraiment démocratique, tel que celui des États-Unis juridiquement "présidentiel", — un ministre, lorsqu'il comparaît devant une commission, ne passe pas un "grand oral", contrairement à l'expression stupide employée par la presse française. Il n'a pas à briller, à faire preuve d'arrogance, à se contenter de sa propre cohérence. Il doit montrer son aptitude à coopérer
- soit avec une assemblée susceptible de le censurer, et de renverser par là même l'ensemble du gouvernement qu'il représente solidairement (c'est la caractéristique du régime parlementaire),
- soit, dans le cas du régime américain, avec des gens qui lui seront indispensables parce que, représentant les contribuables ils peuvent, sans le "renverser" lui refuser les moyens budgétaires de toute action.
Juridiquement, ou plutôt "théoriquement", la nuance peut paraître secondaire. En réalité, ce point "fiscal" fonde bien l'origine de la démocratie moderne telle qu'elle est apparue dans l'Angleterre du XVIIe siècle.

En France, on n'aime pas beaucoup ce raisonnement, trop pragmatique, trop économique, trop bourgeois peut-être. Je le pense néanmoins très supérieur à toutes les justifications pseudo-philosophiques, kantiennes ou autres, qui sont à la base des conceptions dites "constructivistes" de la démocratie.

De toute manière, démocratie formelle ou pas, le dialogue et l'écoute sont indispensables à la coopération des pouvoirs telle que les Européens en général envisagent l'avenir de leurs institutions.

Dans la pratique, la commission Barroso-II a donc anticipé une disposition que le projet de Traité constitutionnel a la prétention d'écrire : la Commission et son président sont choisis en fonction de "la majorité du parlement européen".

À vrai dire, les élections européennes de juin 2004 ont dégagé une majorité assez claire en faveur de ce que l'on appelle le centre droit. Autrement dit M. Berlusconi n'avait pas, a priori, à en redouter l'hostilité systématique. Par ailleurs M. Barroso, choisi par le conseil des États avait été en 2003, l'organisateur, et en tout cas, l'hôte de la fameuse réunion des Açores, où M. Bush, Blair et Aznar décidèrent officiellement la guerre d'Irak. Ce n'est pas tout à fait un bolchevik.

Simplement, M. Berlusconi n'a qu'une idée très vague de l'Europe. Il professe que l'élargissement à la Turquie c'est nécessaire mais que ce n'est pas assez. Il faudrait aussi, selon lui, annexer la Russie et Israël. Aux Nordiques, un jour il lancera "vous ne savez même pas découper le prosciutto : comment osez-vous nous imposer vos normes alimentaires" etc.… Même The Economist trouve Berlusconi " too much".

Donc M. Berlusconi avait choisi, en Buttiglione, non pas le catholique, mais le représentant d'une conception purement intergouvernementale de l'Europe. Dans cette conception, un Buttiglione "représentant de l'Italie" pensait n'avoir guère de compte à rendre à des parlementaires. D'où l'erreur, la légèreté (ou la lourdeur…) dans le mode d'expression, quelle que soit la légitimité de ses convictions personnelles. Quoique politique lui-même, il s'est trouvé dans le piège, que dénoncent volontiers les technocrates, les militaires, bref tous ceux qui n'aiment pas avoir à négocier quoique ce soit avec les politiques et se révèlent pour cette raison si souvent maladroits. La jolie commissaire lettone Mme Udre, écartée de la Commission en fonction d'autres opinions imprudemment déballées, explicitement eurosceptiques, est tombée pour le même motif.

Au total, 2 recalés sur 25 ce n'était pas beaucoup. En ajoutant le commissaire hongrois déplacé du dossier de l'énergie vers celui de la fiscalité, la commission Barroso reste identiquement maintenue à 88 %.

Ce n'était pas une défaite pour son président, qui avait hérité au départ de 25 commissaires nommés par chacun des États-Membres, et qui a obtenu à la fois que les gouvernements de Rome et de Riga nomment des commissaires plus coopératifs.

Et c'est en fait une victoire pour l'institution (2).

Ce qui, en revanche, risque fort de connaître une phase de déclin, c'est le Conseil des États, au moins dans sa prétention à jouer au pouvoir exécutif.

Le projet de Traité constitutionnel a beau prétendre en maintenir la prééminence théorique, dès maintenant, dans la pratique le voici réduit à une position défensive. Tout le monde a bien compris que le pouvoir exécutif en Europe est détenu par le président de la Commission responsable devant le parlement européen élu au suffrage universel. Dès 1979, on pouvait prédire cette évolution (3), et si on ne voulait pas la rendre inéluctable, il ne fallait pas accepter que l'Assemblée de Strasbourg puisse se prévaloir de sa représentativité populaire.

Si jamais d'ailleurs, le "non" l'emportait au referendum de ratification promis aux Français pour 2005, ce serait la constitution de fait, résultant de la consolidation des traités échelonnés depuis 1957 qui l'emporterait. Or, paradoxalement cette consolidation serait encore plus favorable à la Commission car elle sera désormais confortée dans sa légitimité parlementaire. Et elle n'aurait même pas en face d'elle l'hypothèse d'un "président du conseil européen" nommé pour 2 ans et demi et qui pourrait vouloir jouer au chef du pouvoir exécutif

Le Droit constitutionnel est toujours le produit de l'Histoire.

Et comme l'Histoire tourne toujours en dérision les prévisions officielles, les pensées uniques et les programmations technocratiques, l'Europe vivante se rira de l'Europe formaliste et glacée.
L'Europe des libertés se jouera des petits maquignonnages prétentieux et du jeu des coulisses intergouvernementales.

Le vif du sujet constitutionnel nous montre que l'Europe politique est en marche, avant même que le Traité soit ratifié ou rejeté.

Certes, cette notion même ouvre un débat et celui-ci n'est pas prêt de se refermer.

Il y aura, d'un côté, ceux pour qui la dimension politique de l'Europe ce sont les identités, les libertés, les sûretés. Et, de l'autre, il y aura ceux qui souhaitent une Europe de la redistribution, de la consommation et de la digestion paisible.

C'est dans ce vrai débat, celui du contenu de l'Europe politique, qu'il faut être partie prenante.

JG Malliarakis

©L'Insolent

1. Et dont je tiens à dire, bien évidemment, qu'elles nous font beaucoup moins peur qu'elles ne semblent avoir terrifié les chastes oreilles de la Commission des libertés présidée par M. Bourlanges.

2. Notre analyse est donc en total désaccord avec celle de M. Yves Mény, président de l'Institut européen de Florence, qui, dans une interview publiée par les Échos du 18 novembre, voit dans la victoire du parlement un "affaiblissement de l'exécutif", ce qui est évidemment la grande hantise des constitutionnalistes à la française, leur faisant perdre de vue ce qu'est la séparation des pouvoirs.

3. La seule chose qui puisse paraître surprenante c'est que cette évolution ait mis 25 ans pour se préciser.