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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
MARDI 23 NOVEMBRE 2004
PÉRILS SUR L'UKRAINE : QUE FAIT L'EUROPE ?
Le pays est coupé en deux. Il y a donc un fort danger d'éclatement et de radicalisation de la situation...
(à g. M. Iouchtchenko et ses partisans à Kiev, à dr. partisans de M. Ianoukovitch à Donetsk)
L'élection présidentielle ukrainienne de novembre 2004 aura eu au moins un mérite. Dans le flot de demi-vérités débitées éphémères et jetables par la presse d'Europe occidentale, on aura quand même pu filtrer quelques pépites de réalités durables.
L'Ukraine, nation européenne peuplée de 48 millions d'habitants (1), étendue sur un territoire de 603 000 km2 vient ainsi de recevoir son brevet d'existence médiatique.
Il existe donc un certain nombre de pays incontestablement européens qui n'appartiennent ni à l'Union européenne ni à la Fédération de Russie.
C'est évidemment le cas de la Suisse, de la Norvège, de l'Islande et des micro-États. Mais nous avons pris l'habitude de les tenir pour marginaux et sans incidence, sinon sur le plan fiscal et économique du moins pour ce qui est des destinées de l'Europe.
Le cas des pays anciennement soviétiques, ou anciennement yougoslaves, pose, de toute évidence, le problème de la situation géopolitique du projet européen. Ce projet ne peut pas échapper à la question de ses frontières d'objectifs, de son périmètre naturel, au-delà de l'Union européenne à 25.
Dans le cas des 4 pays actuellement candidats : Bulgarie, Roumanie, Croatie et Turquie on a bien vu que la question identitaire réapparaît immédiatement : entre 70 et 75 % des Européens semblent assez clairement récuser l'hypothèse d'une entrée des Turcs dans le projet politique d'une Europe unie (2).
Reste la question des relations avec la Russie.
Et l'Ukraine représente le baromètre historique de ces relations.
Aujourd'hui, après 13 ans d'une indépendance ukrainienne dont ils ne se sont jamais préoccupés, les Européens de l'Ouest prennent conscience des conséquences d'une victoire hypothétique et entachée de fraude du candidat pro-Moscou à l'élection présidentielle à Kiev.
En fait, l'Ukraine, carrefour européen et historique des influences russes, mais également polonaises, germaniques et aussi "lithuaniennes", "byzantines", et bien entendu "cosaques", ne saurait subir sans déchirement son rattachement, toujours forcé, à l'un quelconque de ces espaces. Elle l'a prouvé tout au long de son Histoire.
À l’inverse, le point de vue russe consiste à voir dans ce pays à la fois un prolongement économique indispensable, un district séculaire de l'Empire russe ou du Bloc slave, et, culturellement l'origine même de l'identité russe, née à Kiev, bien avant Moscou.
De plus, concrètement, une partie importante de la population ukrainienne est alliée, cousinée de mariages russes, parle russe et accepte d'une manière ou d'une autre un rattachement ou une satellisation, que l'Ukraine occidentale, à l'inverse récusera toujours énergiquement.
De la sorte, on doit certes considérer que la très courte avance de Victor Ianoukovitch, candidat pro russe crédité de 49,6 % des voix par la Commission électorale officielle contre 46,6 % à l'opposant qualifié de "pro-occidental" (3) Iouchtchenko est le produit d'une falsification des scrutins.
Le fait est que, culturellement, le pays est coupé en deux. Ne parlons même pas des frontières héritées d'un coupage stalinien arbitraire : la Crimée, par exemple, qui n'a jamais été ukrainienne, faisait partie de la république soviétique d'Ukraine. Elle la suivit dans l'indépendance en 1991. Globalement, outre le fait que 22 % de la population de l'Ukraine est officiellement recensée pour russe, il existe manifestement une coupure nord-ouest/sud-est entre deux Ukraine.
L'opposition dite pro-occidentale conteste le résultat d'élections qu'elle considère comme falsifiées notamment dans la partie russophone (4) du pays, cependant que tout le système russe lui-même, aussi bien le gouvernement Vladimir Vladimirovitch Poutine que même le patriarcat de Moscou (5) ont pris position en faveur de Ianoukovitch.
Il y a donc un fort danger d'éclatement et de radicalisation de la situation. Toutes les informations sur les réactions face à la fraude et sur l'instrumentalisation des résultats (6) le prouvent.
Il nous semble grave que cette affaire soit présentée comme une affaire Moscou-Washington, ce qu'elle est probablement, et qu'elle soit acceptée exclusivement comme telle.
L'Ukraine comme la Biélorussie, quels qu'y soient les intérêts russes éventuellement légitimes, font partie de l'Europe.
Il n'est pas acceptable que leurs destinées soient contrôlées exclusivement par une négociation d'État entre dirigeants russes et américains (7).
Les pays limitrophes, faisant partie de l'Union européenne, doivent bénéficier de soutien de l'ensemble des 25. Ou alors il ne faut pas s'étonner que des nations comme la Pologne, les pays baltes ou la Hongrie fassent exclusivement confiance à l'OTAN pour assurer leur sécurité.
La prospérité de l'Europe occidentale serait à terme gravement menacée si une Russie, militairement toujours très puissante, recevait de l'Union européenne le message selon lequel elle peut faire ce qu'elle veut dans les pays qu'elle considère comme "l'étranger proche", ou qui ont fait partie de sa zone d'influence aux pires moments de l'Empire stalino-soviétique.
Par un biais ou par un autre, l'Europe des petits cochons roses qui ne veulent pas croire au grand méchant loup, cette Europe conduite par de petits hommes gris ignorants "du caractère tragique de l'histoire", se trouverait confrontée à un nouveau Yalta.
Les embrassades Bush-Poutine devraient servir d'avertissement à tous ceux qui, refusant de considérer la place de la Russie en Europe, encourageraient Moscou à forcer le destin (8).
Il n'est donc pas possible de se désintéresser de ce qui se passe en Ukraine.
JG Malliarakis
(1) À noter que cette population a diminué de quelque 10 % dans les 10 dernières années, du fait de la dénatalité et de l'émigration.
(2) Seuls les gros États, les structures monopolistes et les classes politiques, discrètement hostiles, par ailleurs, à l'idée même d'une Europe politique, militent pour un accord intégrant Ankara. Signalons que, depuis plusieurs mois, M. Chris Patten a réussi discrètement à faire admettre le principe que les pays des "Balkans occidentaux" auraient désormais vocation à précéder la Turquie.
Cf. Notre article du 5 juin 2003 "Si les Turcs faisaient partie de la famille européenne, cela se saurait".(3) Cette étiquette reflète surtout les phantasmes du clan au pouvoir et des oligarques qui cherchent à agiter le spectre, auprès des bureaucrates du Kremlin, d'un "basculement" de l'Ukraine vers l'ouest. M. Iouchtchenko ayant épousé en secondes noces une Ukrainienne des États-Unis, et bien qu'il ait fait toute sa carrière en Ukraine en peut être qu'un "agent étranger". Il est vrai du reste que les "hommes de Moscou" ne sont eux-mêmes que des oligarques ayant profité de manière scandaleuse des privatisations opaques du début des années 1990. Quand, au contraire, Victor Iouchtchenko a reçu la responsabilité de la Banque centrale de Kiev en 1993, et surtout lorsqu'il fut premier ministre de 1999 à 2001, il apparut comme la bête noire de ces profiteurs du régime ; sa campagne, soutenue par le principal parti du parlement, Notre Ukraine, disposant de 120 députés, soutenu par d'autres secteurs de l'opposition de droite a été dirigée non contre la Russie mais contre la corruption. Si Vladimir Vladimirovitch Poutine a cru bon de soutenir le candidat des deux ou trois clans mafieux et de l'autoritarisme policier c'est en vertu d'un calcul machiavélique : le gouvernement de Ianoukovitch à Kiev, comme celui de Loukachenko en Biélorussie, sera de plus en plus mis en quarantaine par les Européens et de la sorte la sphère d'influence de Moscou dans "l'étranger proche" ne sera pas concurrencé.
(4) Dans la région de Donetsk, bastion économique de l'oligarque Ianoukovitch on a dénombré officiellement 98 % de votants, dont 1 % seulement en faveur de l'opposition. Dans la région de Lougansk le score est de 103 %.
(5) Il y aurait hélas beaucoup à dire sur la dimension politique des infiltrations existant dans les bureaux de ce patriarcat. Le département des relations internationales y est dirigé par l'évêque Cyrille de Smolensk, qui semble le vrai "patron" des bureaux du patriarcat en l'état de la santé du patriarche Alexis II. Il ne fait pas mystère de "travailler avec" le ministère des Affaires étrangères. Or, depuis peu, cette coopération s'est affirmée ouvertement, aussi, avec le ministère de l'Intérieur pour tenter de manipuler la diaspora russe, y compris en direction des descendants d'émigrés "blancs" des années 1920. Concrètement cependant il serait aussi faux de considérer que l'opinion orthodoxe en général serait dupe ou complice de ces agissements, — elle ne l'est pas — que de dire par exemple que "les protestants" sont des agents propagandistes de GW Bush ou de Tony Blair, ou que "les catholiques" sont tous des admirateurs de Silvio Berlusconi.
(6) Rares sont les pays vraiment démocratiques où le chef de l'État est élu au suffrage universel direct. Le scrutin ukrainien devrait faire réfléchir les Français quant aux dangers de cette procédure d'origine bonapartiste, préconisée avant guerre par le colonel de La Rocque et qui semble surtout adaptée à la "réalité latino-américaine". La guerre civile mexicaine est née directement de ce système.
(7) il faut reconnaître que le Département d'État de Washington, — dont les préoccupations actuelles sont d'un autre ordre, — défend très mollement la liberté de l'Ukraine. Tout ou plus est-il enclin à préconiser un boycott des dirigeants ukrainiens mal, ce qui entre parfaitement dans les vues de la relation monopoliste désirée par les bureaucrates de Moscou !
(8) Céder à cette tentation serait d'ailleurs contraire à l'intérêt bien compris de la Russie elle-même, qui est de faire un jour ou l'autre partie d'une Grande Europe.