Officiellement candidate à l’Union européenne, la Turquie ne semble cependant pas vouloir transiger avec ses propres principes, de type caricaturalement jacobin.
Son premier ministre Reccip Erdogan est, certes, actuellement en tournée diplomatique au Maroc et en Tunisie. Et on peut donc imaginer, rêver et laisser entendre, lors de son retour, un prochain démenti venant de cet habile chef de gouvernement. Autrefois considéré comme extrémiste « islamiste » (1) mais aujourd’hui qualifié de « conservateur » de « centre droit », vis-à-vis de son ministre M. Mehmet Aydin.
Celui-ci siège au gouvernement d'Ankara en qualité de ministre d’État chargé des Affaires religieuses. On pourrait naïvement s’interroger sur l’existence d’un tel ministère dans un pays réputé « laïc ». Mais, pour dire le vrai, une question plus pertinente serait plutôt de se demander, pourquoi et comment un pays encadrant administrativement, comme la Turquie le fait, de manière quotidienne et tatillonne la vie spirituelle de ses citoyens peut recevoir le label « laïc ».
S’agissant de l'éradication du christianisme, l’État turc a procédé en plusieurs étapes principales. Celles avaient conduit il est vrai, à une solution pratiquement finale.
En 1915, le génocide des Arméniens a exterminé entre 1,5 million et 2 millions de personnes. Ainsi les quelques dizaines de membres de l’Église apostolique grégorienne survivant sur le territoire de la République peuvent en effet, à condition de raser les murs, bénéficier d’une liberté de culte presque totale.
Idem pour la Communauté grecque, expulsée méthodiquement de Constantinople, du Pont, de Smyrne, de Pergame, etc. Elle dispose toujours du patriarcat œcuménique orthodoxe au Phanar : soumis à une étroite surveillance. Elle possède également un magnifique séminaire, dans l’île de Chalkis.
Cet établissement très bien entretenu : il est hélas fermé arbitrairement depuis 30 ans par décision des autorités administratives turques, etc.
Un sort similaire a éliminé, par éviction pure et simple, par incitation à l’émigration, ou, plus subtilement par « urbanisation » les bourgades des diverses communautés chrétiennes (2) d’origine syrienne. Celles-ci vivaient principalement dans l’ancien sandjak d’Alexandrette, en Cilicie, et dans les départements de l'Est anatolien.
Bref, jusqu’ici, le christianisme en Turquie était réduit à une présence à peine symbolique. Et même si le patriarche Bartholomée a été amené à s'exprimer de manière positive à propos de l’hypothèse d’une européanisation de la Turquie, y voyant l'espérance d'un progrès de la liberté religieuse dans ce pays, les nationalistes turcs, eux, ne s’y sont pas trompés. Et, ces derniers mois, diverses manifestations, attentats provocateurs, ou déclarations incendiaires se sont multipliés pour chercher à l’intimider.
Inutile de dire la discrétion des réactions dans les grands pays épris de démocratie et de droits de l’homme.
Est-on même informé en Occident des problèmes quotidiens de la Turquie ?
En réalité, les mêmes politiciens et journalistes théoriquement favorables à l’entrée de ce pays en Europe ne prennent jamais la peine de s’informer de son actualité.
Le 27 mars par exemple, fête de Pâques pour les catholiques et les protestants du monde entier, M. Mehmet Aydin, Ministre des Affaires religieuses délivrait un message bien particulier aux missionnaires chrétiens.
Il ne s’agissait ni de leur faire part d’une sollicitude quelconque pour la grande fête de leur religion : une telle démarche eût relevé de l’époque oubliée des sultans de Constantinople.
Au contraire M. Mehmet Aydin mettait en garde les chrétiens.
La cote d’alerte lui semble en effet atteinte. Car officiellement la Turquie « laïque » a enregistré, — on pourrait presque dire : elle déplore, — l’existence de 368 cas de conversion de Turcs au christianisme. Rapporté à une population de 70 millions de personnes (3) ce pourcentage supérieur à 0,00005 % est évidemment préoccupant.
Rapportés, sans la moindre observation critique, par le très libéral, très mondialiste et très « politically correct » Daily News (4) les propos du ministre chargé des Affaires religieuses ont quelque chose de déjà vu.
Pour M. Mehmet Aydin « les activités missionnaires ne sont pas seulement de nature religieuse, elles sont également inspirées par des mobiles politiques, menaçant l’harmonie sociale entre Turcs ».
L’Agence officielle Anatolia reprend la même préoccupation, celle de « l’unité culturelle, religieuse, nationale et historique du peuple de Turquie ».
Certains seraient tentés de louer le bon sens du gouvernement d’Ankara. Le proverbe africain ne dit-il pas « il faut tuer le crocodile quand il est petit ».
Arrêter aujourd’hui les activités missionnaires, essentiellement protestantes, à un étiage inférieur à 400 convertis dispensera l’État « laïc » turc d’avoir à gérer des communautés plus substantielles.
Il est vrai, par ailleurs, les sondages le confirment : 73,5 % des Turcs (5) ont acquis la conviction d’être entourés d’ennemis.
Certes l’addition des populations respectives de la plupart des pays limitrophes (Bulgarie, Grèce, Chypre, Syrie, Azerbaïdjan, Arménie, Géorgie) est inférieure à celle du pays. Et, tour à tour, chacun de ces pays reçoit d'Ankara des signes menaçants.
Les seuls voisins démographiquement importants, l’Irak et l’Iran ne représentent guère en ce moment de péril direct (6) crédible pour la Turquie. En 1991 l’aviation de l’OTAN et de la coalition était venue en Turquie, à sa demande, afin de la « protéger » contre Saddam Hussein. Toutefois aujourd’hui même l’allié américain semble moins fiable.
C’est d’ailleurs en direction des États-Unis que le message anti-missionnaire semble délivré.
Rien ne va plus comme avant semble-t-il, sinon entre l’armée turque et l’armée américaine, du moins entre le gouvernement islamo-conservateur d’Ankara et celui de Washington. Le désamour est apparu depuis le vote parlementaire surprise du 1er mars 2003 ne permettant pas aux Américains d’attaquer l’Irak par le nord. Deux ans plus tard, Donald Rumsfeld rappelait encore la part de responsabilité incombant à ce vote de la Grande Assemblée turque dans les difficultés du scénario irakien des États-Unis.
On doit cependant souligner combien la préoccupation hostile aux activités missionnaires n’est pas un monopole des islamo-conservateurs. La revue conservatrice américaine National Review (7) relevait récemment l’intervention de Mme Rahsan Ecevit, veuve du dernier chef de gouvernement kémaliste Bülent Ecevit, prenant la tête de la protestation antichrétienne. L’idée d’une Turquie pluriethnique et plurireligieuse ressemble trop, aux yeux des kémalistes, à l’époque ottomane…
Rappelons au besoin que le jour même où le ministre turc des affaires religieuses s’élevait contre l’atteinte des missionnaires chrétiens à l’identité de son pays, se tenait au Bourget le grand rassemblement annuel des musulmans de France.
La France chiraquienne, elle, se félicite du développement de l’islam en France ; la république de Paris s’apprête à financer la construction de mosquées (en violation de la loi de 1905) et même des lycées musulmans, faute de financements privés.
L’islam lui-même est d’ailleurs beaucoup plus libre en Europe qu’en Turquie.
Ainsi, les diverses communautés alévies de Turquie sont estimées à plus de 15 millions de personnes, elles-mêmes subdivisées en plusieurs confréries et comprenant probablement 20 % de Kurdes. À l’époque du kémalisme ces alévis ont constitué une force considérée comme modernisatrice. Mais depuis les années 1970, la Diyanet, Direction des Affaires religieuses, considère le caractère hérétique des « alévis kizilbach », exclus du pèlerinage de La Mecque, etc. Les 60 000 fonctionnaires de la Diyanet ont donc entrepris, depuis cette époque, une persécution systématique des pratiques alévis jugées crypto-chrétiennes (communion de pain et de vin, culte d’une Trinité, etc.) Et à l'avant-garde de cette politique les organisations sunnites et les partis islamistes ont régulièrement mis à sac et même massacrés des cibles alévies.
Ces persécutions, comme cet encadrement étatique de la vie religieuse, sont totalement contraires à la Charte européenne des Droits fondamentaux.
Il serait temps de le rappeler aux Turcs à la veille d’une éventuelle intégration de cette Charte à la « Constitution européenne »... Si elle est ratifiée (8)…