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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ
LUNDI 25 AVRIL 2005
PRÉHISTOIRE D'UN GÉNOCIDE IMPUNI
L'impunité du génocide arménien a encouragé les imitateurs de la suite du XXe siècle.
Ci-dessus Talaat pacha ministre de l'Intérieur responsable de la déportation des Arméniens en 1915. Grand vizir en 1917-1918, il a aujourd'hui son mausolée, son boulevard, etc..On sait tout désormais, ou presque, à propos des massacres génocidaires infligés aux Arméniens par le gouvernement jeune-turc en 1915. Un utile rappel en est intervenu ces jours derniers à l'occasion du 90e anniversaire.
Il faut saluer les progrès considérables accomplis dans les 20 dernières années aboutissant à la reconnaissance du génocide arménien. Il y a 25 ans le parlement européen de Strasbourg, alors présidé par Mme Simone Veil, avait été le théâtre de débats houleux. Personne ne les imaginerait aujourd'hui.
Le 24 mars, M. François Hollande, a même été jusqu'à proposer une loi interdisant de nier la réalité du génocide arménien de 1915. Si contraire aux libertés soit cette proposition, elle n'est pas dépourvue de rationalité. En 1998, en effet, le gouvernement Jospin avait fait adopter une loi française, reconnaissant bizarrement ce fait historique situé à 3 000 km de Paris, ceci sans aucune sanction ni conséquence pratique. Désormais certains imaginent, aussi, assez logiquement (1), pouvoir lier l'acceptation de la vérité par les gouvernements turcs, à l'admission de ce pays dans l'Union européenne.
Ils auront pourtant beaucoup de mal à obtenir sincèrement gain de cause. Les gouvernements successifs d'Ankara se sont toujours obstinés dans un refus, absolument incompréhensible au bout du compte, de reconnaître les responsabilités de leurs prédécesseurs, pourtant lointains.
À juste titre, M. Patrick Devedjian a donc pu dénoncer "le négationnisme d'État" de la Turquie, et qualifier cette attitude "d'injustice monstrueuse" (2). Quant à la proposition d'une commission arméno-turque, le ministre de l'Industrie a eu raison de le souligner : "personne n'est dupe de ce que cela veut dire".
Personne n'est dupe, sauf la presse française. Elle s'est encore montrée singulièrement complaisante le 13 avril lorsque M. Erdogan, assisté pour la circonstance par M. Baykal chef de l'opposition, a hypocritement proposé cette commission mixte (3).
Injustice monstrueuse, oui.
Hypocrisie et complaisance nouvelles, en revanche, non.
Estimant largement connus les faits de 1915, nous pensons nécessaire de les inscrire dans une suite, une longue série de massacres, de plus en plus atroces, entrepris d'abord par le gouvernement du sultan, à l'encontre des populations chrétiennes en général et arméniennes en particulier en 1879, 1894, 1895, 1896, et plus significatifs encore, ceux de 1909, accomplis par le régime jeune-turc.
Pendant l'été 1908, au moment de l'arrivée au pouvoir des jeunes-turcs, L'Illustration (8 août 1908) salue encore en Abdul Hamid "le souverain le plus populaire d'Europe et d'Asie".
Le 15 août le même journal publiait un grand reportage sur la "Turquie libérale" : "La foule aussi est amusante, déguenillée, bariolée, variée à souhait... Et tout ce monde est curieux, mais bienveillant". C'est tout juste si l'on remarque des "Kurdes aux masques peu rassurants". Ou des hammals "portefaix des quais, figures bestiales, horrifiques de massacreurs".
Or, quiconque a vu le très beau "America, America", d'Elia Kazan, sait en effet que ces hammals sont eux aussi des minoritaires éventuellement des Grecs, des Arméniens, etc.
Le message mensonger consiste, aujourd'hui encore, à présenter pour allogène tout ce qui est inquiétant dans la société turque.
Tout est en revanche délicieux chez les jeunes-turcs. Ces grands francophiles feront, il est vrai, la première guerre mondiale dans le camp des Empires centraux. Mais, comment ne pas leur pardonner : leur mouvement est si conforme aux "valeurs" française ! On va le voir : "Le Comité Union et Progrès a innové, vraiment, en matière de révolution et comme disait à peu près le poète, doté l'art des chambardements d'un frisson nouveau. Ce pouvoir occulte déclare aujourd'hui le principal de sa mission terminée, puisqu'il a supprimé la 'force traîtresse' qui se dressait entre le padichah et son peuple : une douzaine d'arrestations d'anciens ministres, d'anciens chambellans et dignitaires etc." Voila ce qu'on écrit au commencement du mouvement;
Que sont en effet les jeunes-turcs, nom courant des loges Union et Progrès ? "Une sorte de carbonarisme, une franc-maçonnerie que la franc-maçonnerie protégea". Des gendres parfaits.
En 1905 "le véritable groupement s'opéra. Tandis qu'à Paris, le comité extérieur déjà fonctionnait renseignait, agissait, à Salonique, demeuré le cœur du mouvement, le "Comité intérieur" s'organisait".
La liste des révolutions parties de Paris fait honneur à la patrie des Droits de l'Homme : bolcheviks, vietminh, communistes chinois, khmers rouges, etc.
Les jeunes-turcs ne déparent donc pas la liste.
En avril 1909, cette excellente révolution est obligée de se radicaliser.
Elle dépose Abdul Hamid. Le "dernier sultan" n'est plus, soudain "le souverain le plus populaire d'Europe et d'Asie" mais un tyran fourbe et sanguinaire. Il est remplacé par son frère, le fantoche plus ou moins dégénéré Redjeb. Celui-ci régnera fictivement sous le nom de Mehmet V.
Tout ceci va se réaliser pour le plus grand essor de la modernité : "dès l'avènement du régime libéral en Turquie l'année dernière, on avait unanimement reconnu la nécessité de faire appel au concours amical des nations occidentales pour réorganiser rapidement les services publics : … L'Allemagne, comme dans le passé semble devoir former les officiers de l'armée turque, l'Angleterre… s'occupe de la marine, la France contribuera pour sa part à la réorganisation des Finances et à l'exécution des grands travaux publics".
Certes les historiens mesquins peuvent se demander si la France éternelle a vraiment fait ici le bon choix. Ah ! Elle va s'impliquer dans "l'embellissement de Constantinople". La France éternelle va d'ailleurs se montrer extrêmement ferme, face à un projet mettant en péril les Longs Murs de "l'Immortelle". On s'enflamme : "Les murailles et les ports de Byzance n'appartiennent pas aux Turcs ils appartiennent à l'humanité"... "Il faut le dire aux Jeunes Turcs : à toucher si peu que ce fût, aux vielles pierres des Longs Murs, ils perdraient beaucoup de l'estime de leurs amis d'Occident".
Voila ce qu'on écrit en décembre 1909.
Entre-temps, au printemps de la même année, un massacre systématique de Chrétiens est entrepris dans deux régions caractéristiques de l'Empire : la région d'Adana (victimes essentiellement arméniennes) et la région d'Antioche (victimes essentiellement "assyro-chaldéennes"). (5)
Voila quelques lignes consacrées alors à "Adana la ville tuée" :
"On cherche vainement dans ces ruines, les vestiges de ce que furent les quartiers les plus actifs ou les plus fastueux. Il n'y a plus d'églises plus d'écoles plus de monastères. Les milliers de maisons se sont abattues sur les milliers de boutiques et de magasins, dont pour toujours se trouve anéantie la vie féconde. Seule continue son existence paisible et régulière le quartier turc, intact au milieu de ce désastre qui l'enveloppe et qui l'accuse."
Aucun de ces massacres méthodiques n'a été ignoré de l'occident car les réfugiés ont été recueillis, notamment par des religieux français, belges, américains ou italiens..
On n'a pas cru nécessaire de "dire aux Jeunes Turcs" que ces massacres méthodiquement planifiés étaient, éventuellement, de nature à leur faire perdre "beaucoup de l'estime de leurs amis d'Occident".
On a cru de bonne politique de les mettre sur le compte, anonyme, de "fanatiques musulmans".
Aujourd'hui le gouvernement Erdogan n'a, en apparence, rien de commun avec les jeunes-turcs. Veut-il faire travailler une "commission mixte" d'historiens ? Qu'il le fasse sur les massacres de Cilicie de 1909, car les historiens arméniennes tendent de plus en plus à incriminer les "si sympathiques" jeunes-turcs. Ceux-ci furent, doit-on le rappeler, les responsables impunis (6) du génocide de 1915.
Les massacres de 1909 ont été la répétition générale du génocide de 1915, et leur impunité a servi d'encouragement, comme l'impunité du génocide arménien a encouragé les imitateurs de la suite du XXe siècle.
JG Malliarakis
©L'Insolent
(1) Qui imaginerait construire l'Europe avec une Allemagne négationniste ?
(2) Émission "Parlons-en" sur la Chaîne parlementaire le 24 avril.
(3) En fait le premier ministre turc s'est contenté de reprendre une proposition récurrente de la diplomatie turque, dans une lettre adressée au parlement britannique. Son but était d'obtenir la révision du Livre Bleu anglais, premier document diplomatique officialisant la constatation des massacres de 1915, rédigé sous l'influence de l'ambassadeur américain Morgenthau.
(4) Le frère aîné, le malheureux Mourad V était mort fou, déposé et interné après quelques semaines d'un règne éphémère en 1976.
(5) Seul "Le Matin" osa publier à l'époque les photos, particulièrement atroces.
(6) À cet égard le propos de Patrick Devedjian pouvait (involontairement) induire en erreur le public français non averti, car il évoquait la condamnation à mort "en 1919... (par) la cour martiale de Constantinople des auteurs du génocide qui avaient trouvé refuge en Allemagne". Hélas, certains furent assassinés entre les deux guerres par des patriotes arméniens, mais la plupart des criminels jeunes-turcs se sont retrouvés en bonne place au sein du régime kémaliste. Là aussi, "une commission mixte" pourrait travailler utilement.
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