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BULLETIN EN TOUTE LIBERTÉ

LUNDI 29 MAI 2006

UN AN APRÈS, OÙ EN EST L'EUROPE ?

Réunion des 25 à Vienne

Personne n'oserait dire aujourd'hui que "l'Europe blanche est mal barrée".

Un an jour pour jour après la victoire du "non" au référendum français, la construction européenne technocratique et la classe politique hexagonale semblent avoir déjà complètement oublié "ce qui s'est réellement passé". Et personne parmi tous ces décideurs n'en a sérieusement tenu compte.

Comme la question, posée par le très-intelligent M. Chirac, ne pouvait se résoudre que par "oui", "non" ou l'abstention, il est sans doute impossible de démêler exactement qui a voté comment.

Disons néanmoins, qu'en gros, si sur 55 % de non, il y eut probablement, approximativement, significativement peut-être jusqu'à 35 % environ venus de la gauche (Fabius, Emmanuelli, Chevènement) et de l'extrême gauche - il y eut en même temps au moins 20 % d'opposants au Traité inspirés par les arguments critiques venus de la droite, du nationalisme, du souverainisme (ce n'est pas la même chose) et du libéralisme radical (1). De ces divers opposants de droite, comme d'habitude, la droite institutionnelle refuse d'entendre parler, la gauche leur concédant toujours le seul droit de payer des impôts.

Dire combien la coalition du non pouvait paraître hétéroclite peut sembler ressortir de la critique facile, voire du dénigrement. On ne développera pas ce point, sauf à dire de tout mouvement historique la composition disparate. Toute révolution vient, aussi, d'une défection interne au sein des sociétés établies.

Le point à retenir est que dans la pratique ce qu'on appelle encore la construction européenne entend demeurer une molle et hypocrite synarchie sans autre référence à la démocratie et au libre choix des peuples que son invocation incantatoire inconséquente. On parle de démocratie, on a même inventé, pour les beautés de la théorie, le concept, tout à fait prématuré, d'un peuple européen, mais le système de gouvernement effectif n'a rien de démocratique. Le parlement européen, en particulier, demeure tout à la fois, "une imposture, une utopie et un danger" (2).

On s'est beaucoup inquiété en France, par exemple, et également en Hollande, au printemps 2005 à l'idée que dès la signature du document proposé à la ratification, la Turquie était promise à une entrée incontournable et inévitable dans l'Union. Rappelons ainsi que les affichages des deux principales composantes de la droite souverainiste (20 % des voix à elles deux) invitaient principalement à dire "non à la Constitution" et [car] "non à la Turquie". Cette question n'était pas rien. C'était aussi une transposition claire du malaise et du mécontentement liés aux développements de l'immigration et de la présence islamique à l'intérieur de nos pays. On peut donc estimer grossièrement que ce refus de la Turquie dans l'Union européenne a pu déplacer à lui seul 4 à 6 % de l'électorat. Or cet apport représente pratiquement le basculement majoritaire en faveur du "non" le 29 mai 2005.

Où en est-on par conséquent, sur cette question explosive, un an après ?

Tout d'abord, on doit constater qu'en octobre 2005, "on" a officiellement accepté, – "on" c'est-à-dire l'Europe des 25 sous la pression du très habile représentant du Royaume Uni M. Straw, – d'engager des négociations d'adhésion avec Ankara, alors même que chaque semaine il nous parvient des nouvelles, recensées soigneusement chaque année par la Commission de Bruxelles dans un rapport officiel spécial, que personne ne lit, faisant état du piétinement grandissant des valeurs européennes, des libertés religieuses, des dispositions des traités internationaux, des normes sanitaires, des relations frontalières, commises par cet État candidat intouchable. Qu'importe les outrages, il ne faut pas indisposer les Turcs. Leur opinion et leurs bonnes dispositions comptent plus que celles des électeurs français ou néerlandais.

Ce 29 mai 2006, un an jour pour jour après un refus occasionné (en partie) par cette affaire, France Culture, radio du "service public" a naturellement choisi Istanbul pour commémorer l'événement et montrer aux Français combien ils sont majoritairement des imbéciles de ne pas vouloir de la "plus européenne des villes de Turquie". Si la France était encore le pays de Descartes, on eût imaginé plutôt la même émission démonstrative à Diyarbékir, ou sur les frontières arméno-turque, azéro-turque, turco-géorgienne, irano-turque, syro-turque, irako-turque appelées à devenir les frontières de ce qu'il ne faudra plus appeler "l'Europe" qu'avec des guillemets.

Il est vrai que la date est parfaitement choisie, avec goût, délicatesse et culture, puisque le 29 mai est aussi l'anniversaire de la prise (3) de Constantinople par les Turcs en 1453.

Visiblement le discours dominant à Paris, comme au sein de l'Europe institutionnelle ne varie pas : haro sur le concept d'identité européenne.
Bien entendu aussi, bien d'autres motivations ont contribué à déplacer des voix, à détacher des électeurs socialistes ou UMP, voir centristes, des consignes données par leurs partis respectifs.

Une mention particulière concerne M. Chirac. Vivant les derniers mois de sa carrière politique, ce personnage désormais vieilli et démonétisé, achève son parcours personnel en lambeaux. Son discrédit personnel rejaillit sur la situation de la France en Europe. Sa brillante diplomatie a contribué à brouiller la France avec des pays traditionnellement amis, les Pays-Bas comme le Portugal… l'Autriche comme l'Italie… ou la Pologne, grossièrement insultée à plusieurs reprises.

De plus, d'année en année, depuis l'élection de Chirac en 1995, le découplage franco-allemand n'a cessé de s'aggraver, en même temps que l'idée même d'un directoire franco-allemand est devenue incompatible avec l'Europe à 25, les 10 nouveaux membres y étant résolument hostiles. À la fois les dirigeants chiraquiens de Paris n'ont pas su voir évoluer les conceptions du partenaire allemand et ils ont persisté à croire que de simples "sommets" franco-allemands à l'échelon ministériel pourraient permettre de court-circuiter une concertation générale entre Européens.

À cet égard le résultat du référendum français du 29 mai 2005 a été très mal perçu outre-Rhin. Il a achevé d'alourdir cette dégradation. Or, il aura été autant une conséquence et une étape de ce point de vue, autant qu'un élément de remise en cause par la nouvelle chancelière Angela Merckel de l'équilibre de cet échafaudage franco-allemand qu'on pouvait espérer définitif il y a 20, 30 ou 40 ans.
Sur l'évolution institutionnelle de l'Europe, Mme Merckel tient un discours radicalement différent de celui de Paris. Le "non" français ? Le "non" néerlandais ? Péripéties. Cela ne représente à ses yeux que l'opposition de deux États sur 25. Puisque 16 pays sur 25 ont d'ores et déjà ratifié le Traité, Berlin propose d'en poursuivre le processus, auquel ont adhéré par gouvernements interposés plus de 60 % des Européens.

Que cette vue soit irréaliste, dans la mesure où 4 États, dont l'Angleterre et la Pologne, n'ont même pas encore prévu de se prononcer, cela n'échappe à personne, et surtout pa à la sagacité de M. Merckel : son propos est d'obliger poliment le successeur de M. Chirac à se repositionner de manière désormais plus réaliste.

Pour cela, hélas, Mme Merckel avance une idée qui nous semble fort dangereuse : il s'agirait d'adjoindre au texte du Traité constitutionnel un "Protocole social" renforçant encore les dangereuses dispositions du Traité et particulièrement celles de la prétendue "Charte des droits" (4) incorporée au texte. Mme Merckel en arrive à la même erreur que Helmut Kohl qui, au moment de la réunification, imagina de sceller celle-ci par une parité monétaire destinée à rassurer les gens de l'est. Politiquement ce fut, sur le moment, un coup de génie. Économiquement, les conséquences se révèlent funestes pour l'Allemagne, près de 20 ans plus tard encore. Compréhensible dans le contexte politico-militaire de 1989 (l'URSS et le pacte de Varsovie n'ont disparu qu'en 1991) cette concession qui a eu les plus négatifs effets structurels sur les Länder de l'est aurait sur la France des effets peut-être plus lourds encore. Car, concédant au "modèle" social français le droit à sa propre conservation intangible, il pénaliserait un peu plus l'économie française – et probablement aussi l'économie allemande. Heureusement divers pays ne veulent pas d'un tel protocole.

Plus gravement on notera que le discours général des dirigeants européens, surtout ceux des gros États, loin de se corriger depuis un an, s'est plutôt aggravé ; le décadent Solana continue, sans aucun véritable mandat, de "coordonner" les politiques étrangères inconsistantes de 25. La crise iranienne en a donné un exemple éclatant, dont le plus récent épisode aboutit au soutien de la Russie et de la Chine, réconciliées, au président iranien Ahmadinejad, qui pourrait bien faire son apparition à la réunion de Pékin le 15 juin du "groupe de Shanghaï" aux côtés des dirigeants russes, chinois et d'Asie centrale. De même les palinodies affligeantes de l'Union européenne aboutissent à une affligeante incohérence : l'Union européenne a vocation à financer sans aucune contrepartie l'Autorité palestinienne dont elle prétend par ailleurs désavouer les dirigeants, etc. Ne parlons même pas des Balkans.

On a beaucoup entendu parler d'une Europe "puissance".

La réalité la plus observable est au contraire celle d'une Europe "impuissance", généreux bailleur de fonds de toutes les causes bien pensantes.

Curieusement, depuis la non-ratification française, on en est revenu à l'application du pire des traités européens signés depuis 1957 : on applique les dispositions du traité de Nice, rédigé par MM. Chirac et Juppé (5), négocié dans la douleur en décembre 2000 et dont les conséquences sont désastreuses En particulier rappelons que la charte des droits (voir note 4), point sans doute le plus funeste du traité rejeté par les électeurs français a désormais valeur juridique aux yeux de la cour de Luxembourg qui la prend en compte, dans sa jurisprudence, comme… volonté unanime des États, puisque le très-intelligent M. Chirac en a fait une déclaration commune à Nice.

Il y a plus de 40 ans René Dumont publiait un livre fameux intitulé "l'Afrique noire est mal partie" (6). Il fit scandale, mais il n'avait pas ponctuellement tout à fait tort.

Personne n'oserait dire aujourd'hui que "l'Europe blanche est mal barrée" ...

JG Malliarakis
©L'Insolent

(1) Car, il faut le rappeler, quoique le libéralisme n'ait pas disposé de porte parole médiatiquement visible dans le débat, le projet de Traité constitutionnel était, à tous égards, foncièrement anti-libéral. Personne évidemment n'en a tenu compte "à gauche" où les lecteurs de Hayek sont rares.
(2) Sous-titre d'un livre prophétique de Jacques Bordiot consacré il y a 30 ans au Parlement européen.
(3) J'attends le moment où une loi du Chirakistan nous fera obligation d'écrire la "libération".
(4) La "Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne" a été signée et proclamée par les présidents du Parlement européen, du Conseil européen et de la Commission européenne, à Nice le 7 décembre 2000.
(5) Ce dernier disposait de beaucoup de temps libre sous le gouvernement Jospin.
(6) Seuil-Esprit 1963. Il est fascinant d'en lire les aujourd'hui les passages relatifs à la planification. On lui opposera l'excellent "Cartel des spoliateurs" publié 30 ans plus tard par Jacques Paternot (Criterion Fleurus 1993) qui a eu hélas moins de succès.

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