Entretien donné par M. Jacques Chirac au Quotidien du Médecin du 26/03/2002
Document...
Jacques Chirac : Mon projet pour les médecins et la santé
Le président de la République détaille, en exclusivité pour "le Quotidien", ses orientations en matière de politique de santé. Il estime que le C à 20 euros est une avancée indispensable et que la maîtrise des dépenses d'assurance-maladie doit reposer sur la généralisation de meilleures pratiques médicale. Le candidat à l'Elysée réaffirme également, dans cet entretien, son hostilité à toute privatisation de la Sécurité sociale et son opposition au clonage thérapeutique. Et il a des mots très durs pour la politique de santé de Lionel Jospin qui a "laissé en jachère" la modernisation du système de soins.
LE QUOTIDIEN La France, selon l'OMS, a le meilleur système de santé du monde. Pourtant les professions de santé libérales sont en crise. Comment expliquez-vous cette apparente contradiction et quelles sont les orientations à suivre pour mettre un terme au conflit actuel ?
JACQUES CHIRAC La crise du secteur de la santé est une réalité. Elle s'étend des professionnels libéraux jusqu'à l'hôpital public. C'est une crise de confiance. C'est la conséquence des cinq années durant lesquelles les chantiers de modernisation du système de soins ont été, pour l'essentiel, laissés en jachère. C'est aussi la conséquence de la dégradation des conditions d'exercice : quasi-gel des honoraires, problèmes de sécurité et de démographie, conditions improvisées du passage aux 35 heures à l'hôpital.
Pour sortir de cette crise, le préalable c'est de rétablir la confiance et de retrouver une ambition réformatrice pour notre système de santé. Il faut des signaux forts. L'abrogation des mécanismes de sanctions collectives, qui ont fait la preuve de leurs inefficacité. L'ouverture de négociations conventionnelles sur les conditions d'exercice, et notamment sur les honoraires. L'attention apportée au problème de la démographie médicale, en particulier en zone rurale. Quand un médecin de famille ne parvient plus à faire face et dévisse sa plaque, c'est souvent l'accès aux soins et aux urgences qui se trouve remis en cause. Enfin, il faut faire de la prévention une nouvelle priorité avec le vote d'une loi de programmation de santé publique.
Généraliser les bonnes pratiques
LE QUOTIDIEN Jusqu'à présent aucun gouvernement n'a réussi à maîtriser durablement la hausse des dépenses d'assurance-maladie. Cette maîtrise est-elle souhaitable ? Est-elle possible ? Et comment ?
JACQUES CHIRAC Il est naturel que la consommation de soins augmente, pour des raisons que chacun connaît bien.
L'objectif central, c'est d'avoir un système de santé qui réponde aux besoins des Français, qui soit de qualité et dans lequel il n'y ait pas de gaspillages. Remplir ces trois critères c'est maîtriser au mieux les dépenses d'assurance-maladie, c'est-à-dire faire en sorte que toutes les dépenses soient médicalement justifiées. Autrement dit, faire en sorte que l'assurance-maladie n'ait à prendre en charge que des dépenses réellement utiles à la santé des Français.
Pour y parvenir, il faut remplacer la maîtrise comptable, qui ne marche pas, au profit d'une politique de qualité des soins fondée sur la formation, la généralisation des meilleures pratiques professionnelles et l'évaluation. Cela demandera un très fort engagement personnel des médecins et de tous les professionnels de santé. Il faut aussi créer les conditions de la responsabilisation de tous les Français avec le développement des réseaux de soins.
LE QUOTIDIEN Les généralistes demandent depuis plusieurs mois que le tarif de leur consultation soit porté à 20 euros. Cette revendication n'est-elle pas justifiée ?
JACQUES CHIRAC Le médecin de famille a droit à des conditions d'exercice dignes. Avec le quasi-gel des honoraires, son niveau de vie a stagné ces dernières années. Dans le même temps, les horaires de travail n'ont cessé d'augmenter et dépassent aujourd'hui 50 heures par semaine en moyenne. Comme je l'ai dit devant le CNPS, il faut inverser la vapeur. Il faut une politique de remise à niveau des honoraires dans le cadre d'une relance de la vie conventionnelle. Le développement des bonnes pratiques professionnelles et le passage du C à 20 euros doivent être au cur des discussions conventionnelles qui devront s'ouvrir après les élections. Pour moi, ces deux avancées sont indispensables. Je souhaite qu'elles aillent de pair.
A défaut, notre système de soins sera gravement menacé par le cercle vicieux de la dévalorisation des honoraires et de la multiplication des actes.
"La santé n'est pas une marchandise " (photo S.Toubon)
LE QUOTIDIEN Depuis les ordonnances Juppé, le Parlement fixe chaque année un objectif national des dépenses d'assurance-maladie qui est régulièrement dépassé. Cela a-t-il encore un sens ?
JACQUES CHIRAC Ce qui n'a pas de sens et qui témoigne d'un inacceptable manque de considération pour la représentation nationale, c'est de faire voter le Parlement sur des objectifs qui n'ont pas été fixés à partir des réalités des besoins des Français mais sur des critères budgétaires. Il faut revenir aux objectifs de la réforme de 1996 : la Conférence nationale de santé doit évaluer les besoins. C'est sur cette base que le Parlement doit fixer l'objectif d'évolution des dépenses d'assurance-maladie.
Eviter les gaspillages
LE QUOTIDIEN Il y a sept ans durant votre campagne électorale vous aviez laissé entendre que la maîtrise des dépenses de santé n'était pas une priorité. Diriez-vous la même chose aujourd'hui ?
JACQUES CHIRAC Dans un système libéral, la question qui se pose est celle des dépenses d'assurance-maladie et non des dépenses de santé. En ce qui concerne l'assurance-maladie, je viens de le dire, l'objectif de la maîtrise, c'est de parvenir avec les professionnels et les assurés sociaux à un système de qualité et qui ne gaspille pas.
Cela demandera l'engagement de tous, car chaque professionnel devra se sentir personnellement responsable du principe que chaque euro dépensé par l'assurance-maladie doit être utile à la santé. C'est un choix exigeant. C'est ainsi que l'on préservera et que l'on modernisera notre médecine à la française.
Sur cette base, les Français seront prêts, j'en suis sûr, à faire les efforts nécessaires et notamment à accepter une évolution des comportements pour que notre assurance-maladie puisse continuer à garantir à tous l'accès à des soins de qualité.
LE QUOTIDIEN Rejetez-vous l'idée d'une mise en concurrence de l'assurance-maladie, c'est-à-dire de la possibilité pour les assurés sociaux de choisir l'opérateur de leur choix en matière de couverture maladie (Caisse maladie, mutuelle, assurance privée) ?
"Donner toute sa place à la vie conventionnelle " (photo S.Toubon)
JACQUES CHIRAC La santé n'est pas une marchandise et les professionnels de santé ne sont pas des prestataires de services. Je suis contre tout système qui introduirait une rupture avec le principe de solidarité nationale, et donc hostile aux sécurités sociales privées.
Contrat avec l'industrie du médicament
LE QUOTIDIEN Partagez-vous l'idée de ceux qui estiment que les Français consomment trop de médicaments ou pensez-vous au contraire que le recours aux médicaments limite le nombre des hospitalisations ?
JACQUES CHIRAC L'innovation pharmaceutique prend une part tout à fait essentielle dans le progrès médical et peut conduire à des économies en rendant inutiles des opérations chirurgicales. Pour tout cela, elle doit être mieux reconnue.
En matière de médicaments, j'ai trois objectifs : l'accès rapide et de tous aux médicaments innovants, lutter contre les surconsommations qui peuvent être dangereuses et parvenir à une large diffusion des génériques, en s'appuyant plus qu'aujourd'hui sur les médecins.
Cette politique devra être mise en uvre dans un cadre contractuel restauré avec l'industrie pharmaceutique et fondé sur les principes de transparence et de respect par l'Etat des engagements pris.
LE QUOTIDIEN La CMU est-elle une bonne réforme ? Faut-il la modifier ?
JACQUES CHIRAC En 1995, j'ai lancé un processus de réforme avec l'objectif de mettre en place une assurance-maladie universelle. La CMU, instaurée par l'actuel gouvernement, a été une première étape. Je n'ignore pas les problèmes rencontrés aujourd'hui par les médecins dans son application. Je souhaite que la CMU soit complétée pour aider des familles à revenus modestes et les retraités à prendre une mutuelle ou une assurance complémentaire maladie. C'est pourquoi j'ai proposé de mettre en place un régime de déductibilité fiscale et de crédit d'impôt pour les y inciter. Je constate d'ailleurs que la Mutualité défend elle aussi cette idée.
Des cloisonnements artificiels
LE QUOTIDIEN De nombreux experts souhaitent une régionalisation du système de santé. Jusqu'où peut-elle aller ?
JACQUES CHIRAC Dès 1996, j'ai engagé le processus de régionalisation de notre système de santé en créant les agences régionales de l'hospitalisation (ARH).
Il faut aujourd'hui franchir une nouvelle étape en créant des agences régionales de santé (ARS). J'ai trois objectifs : sortir du cloisonnement artificiel entre la médecine de ville et l'hôpital, développer les réseaux de soins au plus près des réalités locales, assurer la participation des professionnels de santé à la gestion de notre système de soins. Pour moi, la démocratie sanitaire, ce n'est pas de multiplier les commissions consultatives et les " Grenelle de la santé ". C'est de faire confiance à la responsabilité des professionnels. Je souhaite que les représentants élus des professionnels de santé, et parmi eux des médecins, aient toute leur place dans les instances de décision des agences régionales de santé.
LE QUOTIDIEN Vous aviez manifesté votre opposition au clonage thérapeutique et certains membres de l'actuelle opposition, lors du débat sur le projet de loi de bioéthique, ont souhaité des modifications du volet sur la recherche sur l'embryon. Y êtes-vous favorable et, d'une manière générale, envisagez-vous de nouvelles initiatives dans le domaine de la bioéthique et des limites éventuelles à fixer à la recherche ?
JACQUES CHIRAC Les recherches dans le domaine des thérapies cellulaires ouvrent des perspectives très prometteuses pour faire reculer la maladie et le handicap. Il faut les encourager mais aussi les encadrer au nom d'exigences à la fois éthiques et scientifiques. Il faut faire de la recherche sur les cellules souches adultes une priorité pour la recherche française et européenne. Après longue réflexion, je pense qu'il faut aussi, durant une période transitoire, accepter certaines recherches sur les cellules embryonnaires pour faire avancer les connaissances. Mais à la stricte condition que ces cellules proviennent d'embryons devant être détruits en application de la loi de 1994, avec l'accord des géniteurs, et sur avis conforme d'un collège scientifique.
En revanche, comme je l'ai dit au congrès Biovision en février 2001, je suis opposé au clonage thérapeutique. Il crée les conditions matérielles du clonage reproductif. Il risque de conduire à des trafics d'ovocytes totalement contraires aux principes du respect et de la non-patrimonialité du corps humain.
J'ai constaté que le gouvernement, initialement favorable au clonage thérapeutique, a finalement accepté cette position.
Pour l'avenir, je compte prendre deux initiatives au plan international, car il faut en ce domaine instaurer un ordre mondial sans lequel toutes les dérives seront possibles : créer un comité d'éthique au sein des Nations unies, faire adopter une convention internationale de bioéthique.
Un droit à la compensation du handicap
LE QUOTIDIEN Les débats sur l'arrêt Perruche ont mis en lumière d'une part l'élargissement de la responsabilité des médecins dans tous les actes qu'ils pratiquent, d'autre part la question de la prise en charge des handicapés tout au long de leur vie. Quel est votre sentiment sur ces deux sujets ?
JACQUES CHIRAC L'arrêt Perruche a effectivement soulevé deux questions importantes : la judiciarisation croissante de notre système de soins et, surtout, la nécessité de mieux répondre aux besoins des handicapés et de leurs familles, notamment en raison du vieillissement des personnes handicapées.
Dans cette affaire, j'ai soutenu, dès l'origine, la démarche du Pr Jean-François Mattéi, qui repose sur deux principes essentiels : on ne peut pas accepter qu'un préjudice puisse exister du seul fait de naître handicapé ; les médecins ne sauraient être responsables que de leurs fautes.
L'équilibre trouvé par le Sénat pour revenir sur l'arrêt Perruche me paraît donc aller dans le bon sens.
Mais cela, évidemment, à condition d'agir pour mieux aider les handicapés et leurs familles. Avec les lois de 1975 et de 1987, j'ai personnellement fait bouger les choses pour que les handicapés s'insèrent dans notre société, notamment par le travail. Demain, nous devrons franchir une nouvelle étape pour assurer aux personnes handicapées un véritable droit à la compensation du handicap.
La santé prioritaire
LE QUOTIDIEN Finalement, en matière de politique de santé et d'assurance-maladie, qu'est-ce qui vous distingue de Lionel Jospin ?
JACQUES CHIRAC Mes options sont profondément différentes de celles du candidat socialiste.
Pour moi, la santé a toujours été prioritaire. En 1995, j'ai assumé des décisions très difficiles pour sauver de la faillite notre assurance-maladie et la médecine à la française. J'en ai payé le prix.
J'ai, depuis, toujours été en contact permanent avec les professionnels de santé et leurs représentants. Depuis 1997, je n'ai cessé d'alerter le gouvernement sur les problèmes de démographie médicale ou sur les conditions improvisées du passage aux 35 heures à l'hôpital. J'ai toujours été en première ligne dans la lutte contre le SIDA en France et en Afrique. Je n'ai jamais cessé, ces dernières années, de dénoncer le relâchement de la prévention dans notre pays car, chacun doit le savoir, on meurt toujours du SIDA.
Je connais les questions de santé et les problèmes des professionnels. En tant que candidat, mon premier acte a d'ailleurs été de présenter mon projet pour la santé.
Je suis indéfectiblement attaché aux principes qui fondent la médecine à la française : liberté de choix du médecin, accès de tous aux soins et solidarité dans les financements.
Je suis décidé à abroger les mécanismes de sanctions collectives que le gouvernement actuel a mis au cur de sa politique durant cinq ans, avec le système des lettres clés flottantes.
Je veux aussi donner toute sa place à la vie conventionnelle pour, notamment, améliorer les conditions d'exercice des médecins, alors que pendant cinq ans toutes les initiatives et propositions des caisses et des syndicats de médecins ont été étouffées.
En matière de prévention, je propose de rendre obligatoire l'éducation à la santé à l'école et de créer un droit à des bilans de santé périodiques organisés autour du médecin de famille. Cette politique nouvelle s'inscrira dans le cadre d'une loi de programmation quinquennale de santé publique.
Enfin, je souhaite agir pour l'hospitalisation : il faut lancer une évaluation des conditions du passage aux 35 heures et prendre sur cette base les mesures nécessaires pour que l'hôpital puisse assurer pleinement ses missions. Il faut aussi assurer l'égalité de traitement entre l'hôpital public et les cliniques en instaurant la tarification par pathologie. Je souhaite également libérer les capacités d'initiative des équipes soignantes en généralisant progressivement les centres de responsabilité. Enfin, il faut investir pour l'hôpital, ses équipements et ses bâtiments, dans le cadre d'un programme national d'équipement en santé.
Propos recueillis par Renée CARTON et Bruno KELLER
Copyright © Quotimed 2001