3 textes en faveur du OUI

1. Nicolas Baverez : «Une certaine idÉe de la libertÉ»

LE FIGARO. – Où va l'Europe ?
Nicolas BAVEREZ. – L'Europe se trouve à un point critique de son histoire, au point d'achèvement de quatre cycles. 1) Le cycle historique de la colonisation européenne, engagé au XVIe siècle, qui prend fin avec l'irruption de la Chine, de l'Inde, du Brésil, de l'Afrique du Sud, sur le devant de l'histoire universelle, porteurs de valeurs, de modes d'organisation et de développement qui leur sont propres. 2) Le cycle idéologique issu de la lutte entre la démocratie et les totalitarismes nés des perversions de la liberté politique – fascisme, nazisme et communisme – qui s'efface avec le retour des religions régulières, avec pour symbole l'islamisme qui se définit non par le détournement des principes de l'Occident mais en rupture avec lui au nom d'une tradition qui lui est étrangère. 3) Le cycle géopolitique de la guerre froide, structuré autour de la menace frontale soviétique et de la garantie de sécurité américaine. 4) Le cycle économique et social de la régulation keynésienne. A première analyse, la chute du mur de Berlin ouvrait la voie à une renaissance de l'Europe, mettant fin à son suicide au cours du XXe siècle du fait des grandes guerres conduites au nom des idéologies qu'elle a engendrées. Force est de constater qu'il en est allé à l'inverse et que l'Europe est aspirée par le vide.
Aspirée par le vide ?
Le vide démographique, puisqu'elle s'apprête à perdre 54 millions d'habitants à l'horizon de 2050. Le vide stratégique, puisque le départ des troupes américaines n'a pas débouché sur un système de sécurité du continent alors même qu'il se situe à proximité immédiate de nombre des foyers de crise du XXIe siècle, des Balkans au Caucase en passant par le Proche-Orient, le Maghreb et l'Afrique. Le vide institutionnel, puisque les mécanismes de décision de l'Union ne sont ni légitimes ni efficaces. Le vide économique et social, avec l'enfermement dans la croissance molle et le chômage de masse à la notable exception du Royaume-Uni et des pays en rattrapage ou en transition. Le vide scientifique puisque 400 000 chercheurs européens travaillent aux États-Unis. Tout ceci s'explique et se traduit par un vide de sens et de projet : l'Europe, contrairement à l'Amérique du Nord et à l'Asie, a pour l'heure échoué à prendre la mesure et à apporter une réponse à la nouvelle grande transformation du capitalisme et de la démocratie sous le signe de laquelle débute le XXIe siècle.
Vous dressez un état de santé très inquiétant...
L'économie ne relève plus du soft power, mais du hard power dans un système mondial ouvert. Or sur le plan conjoncturel, l'Europe dépend totalement du cycle nord-américain et de l'évolution du condominium américano-chinois qui domine les échanges mondiaux. Sur le plan structurel, force est de constater que l'Europe décroche, sous l'effet du vieillissement démographique, de son déclassement technologique face aux États-Unis mais aussi face à l'Asie dont les dépenses de recherche et développement lui sont supérieures depuis 1996, et sous l'effet, enfin, de la compétition industrielle et commerciale en provenance de la Chine. La croissance de l'Euroland s'établit depuis 1990 à 1,6% contre 3,2% aux États-Unis, avec des gains de productivité inférieurs à 1% contre 3,5% aux États-Unis et 9,8% en Chine. Le chômage frappe 9% de la population active, entraînant une montée de la pauvreté. Le pouvoir d'achat d'un Européen représente désormais 65% de celui d'un Américain contre 80% en 1990, ce qui implique qu'en quinze ans a été perdu la moitié du rattrapage effectué entre 1945 et 1990. La recherche et l'innovation déclinent.
Ce blocage du développement économique sur le continent constitue à la fois une rupture par rapport à l'après-Seconde Guerre mondiale et une très mauvaise surprise : il s'explique par l'aversion au travail, à l'investissement et au risque. Une seconde préoccupation provient de la divergence de l'économie européenne, y compris au sein de l'Euroland. D'un côté le marasme n'est pas général, comme le prouve le Royaume-Uni, qui a su réformer son modèle et réalise une croissance moyenne de 2,8% avec un chômage réduit à 2,6%, ou les pays scandinaves comme la Suède, qui parviennent à concilier flexibilité et haut niveau de protection sociale grâce à une redéfinition drastique de leur Etat-providence. Il reste que les évolutions fondamentales sont de plus en plus hétérogènes entre les pays en transition où le développement tend à s'accélérer pour atteindre de l'ordre de 5%, l'Allemagne qui a rétabli la compétitivité de son industrie (156 milliards d'euros d'excédent commercial) au prix du choc social majeur de l'Agenda 2010 symbolisé par 5 millions de chômeurs, la France et l'Italie dont le tissu économique et social se délite. D'où la réelle inquiétude sur l'aptitude de l'Union et de l'Euroland à conduire des politiques économiques efficaces, illustrée par l'échec sans appel de la stratégie de Lisbonne.
Quid de la politique ?
Il en va de la politique comme de l'économie avec le cumul de la dépendance et de la désunion. L'Europe ne parvient pas à se définir de manière autonome face aux États-Unis et à l'Asie. Elle a, par ailleurs, implosé lors de la crise irakienne, qui a vu la division de l'Occident redoublée par la division de l'Europe et qui a souligné son immaturité. Les deux stratégies antagonistes ont spectaculairement échoué. Le pari britannique de l'alignement inconditionnel sur les États-Unis débouche sur l'enlisement en Irak au sein d'une coalition qui se décompose avec, pour toute perspective, la chronique d'une défaite assurée face à l'alliance du nationalisme irakien et du fondamentalisme islamique, avec, pour seule issue, le fait de proclamer une improbable victoire politique pour masquer le retrait militaire.
Le pari français de l'affrontement avec les États-Unis a quant à lui isolé le pays tout en durcissant les divisions des démocraties et de l'Europe. Au risque de faire le jeu des ennemis de la liberté, comme dans les années 30. La diplomatie française vient de donner une nouvelle illustration de cette dérive en recevant, avec tous les honneurs, aux côtés de l'Allemagne et de l'Espagne, Vladimir Poutine, quand bien même il démontre quotidiennement que l'abandon du marxisme peut aller de pair avec le maintien du soviétisme et que l'impérialisme est le stade suprême du communisme. Il en ressort une leçon et une opportunité. La leçon est que l'Europe doit être unie et cohérente si elle souhaite compter sur la scène internationale et infléchir les embardées et les passions unilatéralistes de la démocratie impériale américaine.
Quel est, justement, le projet actuel de l'Europe ?
Le projet initial de l'Europe, centré autour du «noyau dur» franco-allemand, est parvenu à son terme en remplissant avec un grand succès les missions qui lui avaient été confiées dans les années 50 : établir une paix durable entre les deux nations ; reconstruire la prospérité du continent sur la base de la liberté des échanges ; conforter la résistance à la poussée soviétique. Faute d'avoir été actualisé pour prendre en compte la chute du mur de Berlin et le basculement vers une économie ouverte, ce projet a été supplanté au cours des années 90 par la conception britannique de l'Europe, qui repose sur trois piliers : une zone de libre-échange progressivement étendue à l'Ouest vers l'Amérique du Nord et à l'Est vers les Etats de la CEI – Russie en tête – et régulée par une conception libérale de la concurrence ; des coopérations entre Etats ciblées, notamment en matière de défense où le leadership britannique est incontestable ; une alliance stratégique avec les États-Unis maintenue à travers une Otan au périmètre d'intervention élargi à l'échelle de la planète. Ce projet s'est imposé pour plusieurs raisons.
D'abord, il est en parfaite cohérence avec le nouveau contexte géopolitique (porté par la réunification du continent) et économique – issu de la mondialisation, accompagnant les progrès de la liberté qui est passée à l'Est, comme le prouve le rôle de la Pologne dans la révolution ukrainienne.
Ensuite, il dispose d'une nette majorité de 15 Etats sur 25, car il a répondu aux attentes des nouvelles démocraties, en respectant leur souveraineté, en combinant la logique du passage à la démocratie et du développement tiré par l'intégration économique que symbolise l'Union avec la réassurance stratégique et la garantie de sécurité américaine face aux risques d'un monde chaotique, face aux dérives d'une Russie qui refonde son identité autour de sa vocation impériale quitte à lui sacrifier la dynamique démocratique héritée des années 90.
Enfin, ce projet tire le meilleur parti de la capacité d'attraction de l'Union pour stabiliser sa périphérie. Le modèle anglais comporte cependant une contrepartie majeure : le renoncement de l'Europe à devenir un acteur politique autonome. Il a actuellement le champ libre du fait de l'incapacité de la France et de l'Allemagne à proposer, au-delà de positions communes de circonstance, une vision et un projet mobilisateur pour l'Europe.
Pourquoi ?
En raison, d'abord, de l'affaiblissement des deux pays. L'Allemagne s'est enlisée dans la dépression économique et morale du fait d'une réunification traumatisante et de la modernisation douloureuse du capitalisme rhénan fondé sur la cogestion et la banque-industrie. Progressivement, la thérapie de choc appliquée par l'Agenda 2010 porte cependant ses fruits : réforme du fédéralisme ; réhabilitation de l'Allemagne comme site de production avec à la clé un excédent commercial record ; compétitivité retrouvée de l'industrie grâce à sa mondialisation. Si les performances instantanées de l'Allemagne demeurent décevantes, en raison de la faiblesse de la demande intérieure qui découle du chômage, son positionnement est en rapide amélioration – ce qui laisse entrevoir une reprise de l'activité et de l'emploi.
La France présente un tableau inverse, avec une performance instantanée apparemment meilleure qui masque un sinistre économique et social : le blocage du développement avec des gains de productivité de 0,8%, un investissement plat depuis quinze ans, un double déficit commercial (8 milliards d'euros) et public (avec une dette passée de 58% à 66% du PIB depuis 2002), la fuite massive des entreprises et des capitaux, des talents et des cerveaux. Le blocage de l'économie entraîne logiquement celui de la société, disloquée par un quart de siècle de chômage de masse, une pauvreté en hausse qui touche 15% de la population (dont un million d'enfants), une mobilité sociale qui recule depuis les années 90. Or, contrairement à l'Allemagne, et comme dans les années 30, la France s'arc-boute sur le modèle économique et social qui est à l'origine de sa débâcle.
Pour l'Europe, la conséquence est directe : la divergence diplomatique sur la réunification prolongée par la crise des deux nations leaders a interdit toute redéfinition du projet européen depuis 1990, condamnant le projet d'Europe politique qui était la réponse logique à l'accélération de l'histoire ; dans un futur proche, l'alliance opportuniste de deux pays affaiblis se distendra, avec la sortie de crise d'une Allemagne qui souhaitera consolider ses positions – notamment au sein des organisations internationales – et une France dont le recul économique s'accompagne fatalement de l'affaiblissement de son influence en Europe comme dans le monde.
A quand remonte, d'après vous, l'épuisement de la créativité historique de la construction européenne sous égide franco-allemande ?
Très nettement, au traité de Maastricht, qui a vu l'Union monétaire éclipser l'Union économique et évincer l'Europe politique. Autant l'euro est une réussite sur le plan de la technique monétaire, comme le prouve sa place sur les marchés mondiaux, autant il s'affirme comme un cinglant échec économique et politique. Dans un monde qui regorge de croissance (plus de 4,5% en moyenne en 2004 avec des échanges mondiaux en progression de 9,5%), l'Euroland est un désert en termes d'activité et d'emploi, dont le coeur, composé de l'Allemagne, de la France et de l'Italie, est rongé par la déflation poursuivie par une politique monétaire qui combat une inflation virtuelle issue des années 70 au lieu de lutter contre la faiblesse de la production et le chômage.
Pourquoi affirmez-vous que la signature du traité de Maastricht a été le point de retournement ?
C'est en 1990 que l'Europe a commencé à décrocher, parce qu'elle a refusé de comprendre les transformations économique et stratégique du monde et qu'elle a accordé, à l'exception du Royaume-Uni, la priorité à la préservation du statu quo géopolitique, des structures de la guerre froide, de l'univers des économies fermées et administrées. La responsabilité de la diplomatie française, qui présente de ce point de vue une continuité entre François Mitterrand et Jacques Chirac, est très directement engagée sur ce point. La France, patrie des droits de l'homme, s'est définie comme une force de résistance au progrès de la liberté et aux révolutions qui étaient conduites en son nom, pensant ainsi conforter ses intérêts nationaux. Le pari était doublement perdant. D'un côté, la France s'est spécialisée dans l'opposition aux réformes et aux changements sans proposer de solutions alternatives, devenant une force purement négative voire nihiliste. De l'autre, elle s'est desservie en se coupant du monde du XXIe siècle et de toute une partie de ses acteurs les plus dynamiques et prometteurs.
Que pensez-vous de l'engagement de Jacques Chirac en faveur de l'adhésion turque à l'Union européenne ?
Sur le plan économique, la position du président de la République est parfaitement cohérente, dans la mesure où le grand marché a vocation à continuer de s'étendre. En revanche, l'adhésion de la Turquie implique la disparition de l'Europe politique – ce qui explique qu'elle soit ardemment soutenue par les États-Unis et le Royaume-Uni. Non pas à cause de l'identité musulmane de la Turquie – puisque la Bosnie ou le Kosovo appartiendront un jour à l'Union – mais parce que ce pays – d'ailleurs plutôt mieux géré que la France – n'appartient tout simplement pas à l'Europe de par sa géographie et son histoire.
Autant étendre l'Union à l'Argentine, dont le peuplement est dans son immense majorité d'origine européenne. La question des frontières n'est pas anodine, parce que la frontière est la traduction géopolitique d'une identité et juridique d'une souveraineté. La logique d'extension indéfinie de l'Union équivaut à une dilution de son identité doublée d'une aberration géostratégique. Comment l'Europe, incapable d'assurer la sécurité de l'espace de Schengen, pourrait-elle prétendre à stabiliser le Caucase, l'ex-Asie soviétique ou le Moyen-Orient ? Comment l'Europe, à l'heure où l'on critique à juste titre la volonté des États-Unis d'exporter la démocratie et le marché en Irak, peut-elle prétendre garantir la liberté en Turquie qui ne dépend que des Turcs ?
Nul ne peut douter que le télescopage volontaire entre la Constitution et l'adhésion de la Turquie, qui crée un trouble profond sur l'identité et les frontières de l'Union, trouvera un important écho dans les opinions et les votes lors des prochaines consultations. Et pas seulement en France. Parce qu'elle met en pleine lumière la confusion entretenue sur le projet européen et les absurdités d'un mode de fonctionnement technocratique qui raffine à l'infini les procédures et les moyens sans jamais s'interroger sur les fins.
N'est-il pas important de dissocier le débat sur le traité constitutionnel de celui qui porte sur l'adhésion turque ?
La Constitution sur laquelle les Français sont appelés à se prononcer le 29 mai est en principe la loi politique fondamentale de l'Union, même si elle n'est juridiquement qu'un traité. Elle sera néanmoins privée de sens si elle ne peut s'appuyer sur un projet d'Europe politique – fondement que le projet d'élargissement à la Turquie affaiblit fortement. Les citoyens et les peuples de l'Union perçoivent clairement cette contradiction.
Faut-il pour autant en conclure au refus de la Constitution ? Je ne le pense pas, car il faut réfléchir en termes d'intérêts fondamentaux de l'Europe et de la France. Le texte, complexe et imparfait, ouvre de nouveaux champs d'action pour l'Union à travers les coordinations renforcées – notamment en matière de défense et de sécurité –, améliore les mécanismes de décision, simplifie l'élaboration des normes, renforce les pouvoirs de contrôle des Etats et des citoyens. Surtout, il n'interdit en rien la remise en ordre et la redéfinition des politiques de l'Union qui constituent le préalable à tout nouvel élargissement. Pour ce qui est de la France, qui ne dispose par ailleurs d'aucun projet alternatif, on peine à voir l'intérêt de se trouver à l'origine d'une crise européenne et d'un échec majeurs, alors que la priorité doit aller à la modernisation du pays.
Donc, «oui» malgré tout...
La Constitution européenne doit être ramenée à sa véritable nature : non pas un point d'aboutissement mais un socle pour transformer l'Europe et la remettre en ligne avec le monde du XXIe siècle ; non pas une fin en soi mais un instrument utile à condition d'être mis au service d'une ambition politique. De même, pour la France, elle est un levier possible pour promouvoir, à la lumière des crises des années 90 puis des «guerres en chaîne» du début du XXIe siècle, le projet d'une Europe autonome, partenaire fidèle mais non pas obligé des États-Unis. Mais encore faut-il pour cela qu'elle sache de nouveau qui elle est, ce qu'elle veut et où elle va.
Qu'impliquerait donc la redéfinition d'un projet politique cohérent ?
Au plan politique, la question déterminante est celle de la liberté. Au plan économique celle du travail. L'Europe incarne tout d'abord une certaine idée de la liberté, dans un cadre post-nationaliste mais non pas post-national qui assure le respect de la diversité des valeurs, des cultures, des modes d'organisation et de développement. Sur le plan des institutions, cela se décline dans l'articulation de multiples sentiments d'appartenance et niveaux de souveraineté. Sur le plan diplomatique, cela se décline en reconnaissance de la complexité du monde et en nécessité de combiner toute la palette des moyens d'influence, à la condition première de ne pas renoncer à l'exercice de la puissance ni au recours à la force armée contre les menaces pesant sur la liberté. Sur le plan stratégique, cela se traduit en influence pour stabiliser sa périphérie sans chercher à l'absorber.
En matière économique, l'Europe repose sur un compromis qui cherche à concilier compétitivité et sécurité, flexibilité et solidarité, régulation publique et jeu du marché. Un compromis dont il est vital d'actualiser les termes pour enrayer son déclin démographique à travers une politique ciblée de l'immigration, réhabiliter le travail, l'investissement et l'innovation. D'où le caractère central des réformes du marché du travail, qui sont la clé de l'ouverture du continent sur l'extérieur, de la création de richesse et de la redistribution, mais aussi de la citoyenneté et des identités sociales. L'Europe du XXIe siècle ressemble à celle du XIIIe siècle : elle est dominée par les États-Unis et l'Asie, comme elle le fut par les civilisations chinoises et musulmanes ; mais elle dispose d'une histoire et de ressources qui, mises sous tension entre des valeurs communes et la concurrence entre les intérêts des peuples et des Etats qui la composent, peuvent lui permettre d'inventer des formes politiques neuves, comme elle donna naguère naissance à la démocratie et au capitalisme en dépit des retards quelle avait longtemps accumulés.
(*) Flammarion.

Propos recueillis par Frédéric Fritscher et Alexis Lacroix pour le Figaro [22 mars 2005]

2. Oui au libÉralisme !

Pour le oui, pour le non, à gauche comme à droite, dans le débat sur la «Constitution» européenne, le camp du mensonge progresse. Ce terme même de Constitution est trompeur, puisque le texte soumis à ratification est plutôt un règlement intérieur à l'administration européenne ; la participation des peuples à la vie de l'Union européenne restera insignifiante, que le texte soit approuvé ou non. Les très légers renforcements des pouvoirs du Parlement européen et un microscopique droit de pétition ajoutés au nouveau traité ne fondent pas une Europe démocratique : pas assez en tout cas pour l'approuver à ce titre. C'est bien parce que ce traité n'est pas une Constitution que dans la plupart des pays d'Europe il n'est pas soumis à un référendum, mais à une banale ratification parlementaire.
Le référendum, là où il a été décidé, est donc une opération politique qui laisse croire en un moment historique : c'est une seconde tromperie. La troisième, qui est moins pardonnable, laisse croire que l'Europe ne devrait plus être libérale ; Philippe de Villiers vote non pour que l'Europe soit nationale, Henri Emmanuelli vote non pour qu'elle soit sociale, Jacques Chirac vote oui pour contrer la «dérive libérale», dans le droit fil de son refus de libéraliser les activités de service en Europe. Or l'Europe est libérale par définition ; une Europe non libérale, cela n'existe pas.
Quel est en effet le fondement de l'Europe, tel qu'il fut défini par Jean Monet, immédiatement après la Seconde Guerre mondiale ? Constatant que les Etats en Europe n'avaient que trop tendance à se faire la guerre, et que les hommes politiques étaient incapables d'unir l'Europe, il fallait, selon Monet, créer entre les peuples des «solidarités économiques concrètes» : l'unification du marché européen, par le libre commerce, réduirait l'agressivité des Etats. Cette vision appliquée avec continuité depuis le traité de Rome, par la Commission de Bruxelles, a parfaitement réussi : la suppression des obstacles aux échanges et la monnaie commune ont tissé les liens serrés qui, entre nous, ont rendu les guerres impossibles et accru la prospérité générale. Les Français ont été les premiers bénéficiaires de cette libéralisation puisque le marché européen, le premier débouché de nos exportations, nous fait vivre ; la poursuite de cette libéralisation dans les secteurs qui restent protégés, services, agriculture, santé, nous ferait vivre mieux encore.
Cela est la réalité : mais la singularité française est la non-reconnaissance de cette réalité. Une contradiction qui tient en grande partie au statut de l'économie en France ; considérée dans le monde anglo-saxon ou en Allemagne comme une science, l'économie, chez nous, passe pour une idéologie, un sujet de débat où les faits compteraient à peine plus que les opinions. Notre enseignement général traite peu d'économie, comme si elle méritait moins d'être connue que l'histoire ou la géographie. Nos journalistes en rajoutent en laissant croire que le chômage baisse si l'on s'assoit dessus et des politiciens prétendent que leur seule volonté redresse un taux de croissance.
Cette affabulation de l'économie peut s'expliquer par la situation sociale de ceux qui en parlent le plus, la classe «causante» ou «bavarde» (chattering), ainsi qu'on la nomme en Grande-Bretagne. Le grand nombre des bavards appartient au secteur public, les enseignants et l'Enarchie, deux groupes qui vivent hors marché, hors concurrence : ils n'aiment guère le libéralisme européen qui réduit leur audience et leurs pouvoirs. La préférence de cette classe causante pour le statu quo économique s'étend naturellement au monde international ; les libéraux appuient le mouvement mondial pour la démocratie et les droits de l'homme, tandis que les «illibéraux» préfèrent traiter entre pouvoirs établis, même s'ils sont tyranniques. Mais, dans une Europe libérale, le destin de cette classe causante est arrêté : elle peut encore embarrasser l'Europe libérale, elle ne la remplacera par rien car elle ne produit ni richesses, ni emploi, ni alternative. L'Europe «illibérale» n'existe pas, et hors de France aucune majorité n'en veut.
De là, comment voter ? Le non serait pire que le oui ; il laisserait croire au triomphe des «illibéraux». Le oui permettra au moins d'approfondir le débat et d'espérer pour l'avenir en une Constitution authentique.
PAR GUY SORMAN * Essayiste.Figaro [1er avril 2005]

3. 29 mai : les mirages du non

Le 30 août 1954, après des mois de batailles acharnées, l'Assemblée nationale française rejetait la Communauté européenne de défense (CED), proposée quatre années plus tôt par la France. Ce fut comme un coup de tonnerre dans le ciel politique. L'embryon de la construction européenne survécut toutefois.
En moins de trois ans, les dégâts furent partiellement réparés. Le 25 mars 1957, à Rome, furent signés les traités instituant la Communauté européenne de l'énergie atomique (Euratom) et le Marché commun.
Ces traités furent cette fois ratifiés, non sans difficultés, par les six pays fondateurs de ce que nous appelons aujourd'hui l'Union européenne.
Mais la réparation ne fut que partielle. A cause de l'échec de la CED, les questions de défense et de sécurité restèrent à l'écart du processus communautaire suffisamment longtemps pour que l'Alliance atlantique s'impose durablement comme l'institution majeure dans ces domaines.
Le vote du 30 août 1954 n'a pas tué l'Europe, qui, au contraire, n'a cessé de s'affirmer comme un espace de paix et de prospérité d'une façon unique dans l'histoire, mais il a tué dans l'oeuf l'Europe puissance dont rêvent, paradoxalement, ceux que la pensée du général de Gaulle continue d'inspirer.
Le 29 mai, les Français se prononceront pour ou contre le traité constitutionnel à l'avènement duquel la France a contribué de façon majeure. Ce traité marque un progrès considérable par rapport aux arrangements actuels, en raison de sa relative concision, de la clarification du "triangle institutionnel" (le Conseil, la Commission, le Parlement) et d'une percée en matière de politique étrangère et de sécurité commune.
La mauvaise humeur et la confusion des esprits jouant leur rôle pernicieux, la probabilité d'un vote négatif ne cesse pourtant de progresser. La portée de pareil événement, s'il devait se réaliser, ne serait pas moindre que celle de l'échec de la CED.
Notre crédit serait durablement atteint dans de nombreux Etats membres, à commencer par les cinq autres fondateurs, où le mal français commence à s'étendre, comme aux Pays-Bas. Nous deviendrions la risée des Britanniques, qui seraient alors bien capables de voter oui pour mieux nous singulariser. Il faut méconnaître les réalités européennes pour s'imaginer que nos partenaires se jetteraient à nos pieds pour replâtrer le texte dans un sens plus social, selon l'acception française du terme.
Le plus vraisemblable est qu'après une victoire du non nous serions condamnés pendant plusieurs années à vivre dans le maquis institutionnel actuel. Aux difficultés inhérentes à cette situation s'ajouterait, pour la France, la perte de son autorité morale. Dans le pire des cas, l'Union européenne commencerait de filer à la dérive. Dans le meilleur, les forces centrifuges seraient contenues par le cadre transatlantique. Comme il y a un demi-siècle, les États-Unis seraient en situation de reprendre les rênes. Et, dans les conditions du début du XXIe siècle, il n'y a aucune chance qu'un nouveau de Gaulle surgisse pour leur résister sérieusement.
Le rôle des analystes est de mobiliser leur connaissance de l'histoire et du système international contemporain pour faire partager leurs arguments. Il me semble que, si l'on s'en tenait à la communauté des analystes ou des experts, le oui l'emporterait aisément le 29 mai. Mais cette espèce n'a qu'une influence très indirecte sur l'opinion publique.
Il appartient aux hommes politiques, dont c'est le métier, de toucher la raison, mais aussi le coeur des citoyens. Hélas ! s'agissant de l'Europe, de loin la plus belle entreprise politique planétaire depuis des lustres, bien peu nombreux sont les hommes politiques capables de trouver les mots justes et de susciter l'enthousiasme. Il est plus que temps que les meilleurs d'entre eux montent au front. Pour ma part, je me limiterai à cinq remarques simples sur des points importants du débat en cours.
Premièrement, il importe de situer l'exercice de la "Constitution" dans son cadre historique. Dès les années 1950 _ et même dans l'entre-deux-guerres, puisque c'est alors qu'ont été lancés les premiers projets communautaires, l'idée de l'intégration européenne a été pensée dans la perspective de l'unification du continent, au-delà de ce qu'on appelait alors l'Europe de l'Ouest. Mais c'est évidemment la chute du mur de Berlin et celle de l'Union soviétique, en 1989-1991, qui ont placé cette perspective dans le champ du réel.
IMPARFAIT MAIS ADMIRABLE
Effrayé par la difficulté d'un élargissement trop rapide, un homme d'Etat comme François Mitterrand a bien essayé de freiner l'emballement avec sa proposition de Confédération européenne, mais le vent soufflait trop fort, et il a fallu se résoudre à un élargissement forcené. Ainsi sommes-nous passés de 12 Etats membres en 1991 à 25 en 2004, bientôt 27 avec la Roumanie et la Bulgarie, sans parler de la Croatie. L'édifice ainsi hâtivement reconfiguré n'est pas viable sans une refonte de ses institutions.
Le texte soumis à ratification est imparfait, mais il est admirable si l'on veut bien se souvenir qu'il est le fruit d'une négociation multilatérale extrêmement complexe dans laquelle chacun a dû faire des concessions. S'imaginer qu'après un non de la France il suffirait de se remettre autour d'une table pour faire triompher "nos idées" est irréaliste.
En second lieu, quand nous parlons de "nos idées", nous entendons souvent une conception corporatiste ou protectionniste qui est rejetée par la plupart de nos partenaires. Oui, il existe un modèle social européen, distinct du modèle anglo-saxon ou tout au moins américain, et qui mérite d'être préservé. Mais on ment en faisant croire que ce modèle consiste à empêcher les réformes de structures _ meilleure efficacité de la dépense publique, démantèlement des régulations et des protections injustifiées, abolition des privilèges, etc. _ et à empiler les déficits.
Que la Constitution soit ou non ratifiée, la coordination des politiques économiques est nécessaire et imposera des disciplines. Il appartient aux plus grands des Etats membres de donner l'exemple en la matière. En cédant trop systématiquement aux forces conservatrices, ces Etats condamnent à l'échec la stratégie de Lisbonne, adoptée en 2000, visant à faire de l'Europe un espace de croissance économique durable face aux États-Unis et à l'Asie de l'Est. Tel est le cadre approprié pour un débat de qualité sur le pacte de stabilité ou encore sur la fameuse directive Bolkestein, relative à la libéralisation des services.
DÉBAT DÉVIÉ
Troisièmement, à propos typiquement de la directive Bolkestein, il est factuellement faux d'affirmer que les institutions, anciennes ou nouvelles, abolissent l'espace de négociation entre les Etats membres sur les questions qui les divisent.
Quatrièmement, les adversaires de l'Europe ont volontairement fait dévier le débat en anticipant sur un référendum d'une autre nature concernant la Turquie, qui n'interviendra pas avant au moins dix ans. En décembre 2004, le Conseil européen ne pouvait pas refuser à ce pays, qui avait rempli toutes les conditions qu'on lui avait imposées, d'ouvrir les négociations d'adhésion.
Il n'en est pas moins vrai que le moment tombait mal, notamment à cause de cette sorte d'indigestion dont j'ai parlé plus haut. Mais, quoi que l'on pense de cette candidature et de ses chances d'aboutir ou non, le fait est que le référendum du 29 mai ne changera rien à l'affaire. Les électeurs ne doivent donc pas tomber dans le piège qui leur est tendu en confondant deux sujets bien distincts.
Enfin et surtout, comment ne pas comprendre que notre pays souffre depuis des décennies d'une véritable crise d'identité. Je n'en connais aucun autre sur la planète qui éprouve autant de difficultés à s'ajuster aux transformations du monde. Pour beaucoup d'entre nous, l'Europe _ pas une Europe abstraite, mais celle que nous construisons pas à pas depuis près de cinquante ans _ est le cadre qui convient à une France régénérée.
En face de nous, en contradiction les uns avec les autres, il y a ceux qui ou bien rejettent l'Europe en rêvant d'une France qui n'existe plus ou bien rêvent d'une Europe à leur manière qui n'existe pas, en condamnant celle qui est au nom de la France qui fut.
Puisse le premier camp trouver l'inspiration d'une mobilisation à la hauteur de l'enjeu et de l'espérance qu'il suscite.
Thierry de Montbrial pour "Le Monde"
Article paru dans l'édition du 06.04.05