Dans son allocution du 29 mai à Aix-La-Chapelle, M. Giscard dEstaing, récipiendaire du Prix Charlemagne en tant que président de la Convention pour lAvenir des institutions européennes, sécriait : Malheur à lEurope si elle reste divisée. Or, lEurope des derniers temps nest pas seulement divisée sur la question institutionnelle. Elle est divisée sur lattitude vis-à-vis de lislam. Le Monde (3 juin) met cette division sur le compte de lÉglise romaine en disant que "Le Vatican accuse lEurope de dérive laïciste". Cest une présentation déformée du débat. En réalité, la question véritable est de savoir quelle place lEurope accorde aux religions étrangères et par conséquent à lislam.
Au VIe siècle de notre ère, un prédicateur prodigieux est apparu dans la péninsule arabique. Chassé de sa ville, alors en plein essor commercial et financier, il ne tarda pas à conquérir lArabie et à la convertir au monothéisme. Ses successeurs semparèrent de la Syrie, de lÉgypte, de la Palestine puis de la Perse. Maîtres de la Méditerranée orientale puis de lAfrique du nord, ils poussèrent leur conquête jusquen Espagne et au Portugal et ne furent arrêtés, 100 ans après la mort de Mahomet que par un certain Charles Martel à Poitiers en 732.
Lhistoriographie actuelle, politiquement correcte, présente cet immense Empire musulman pour tolérant, acceptant que les gens du livre, chrétiens et juifs, monnayent leur protection par le paiement dun impôt spécial. Ils étaient ainsi dispensés de porter les armes, de monter à cheval et de professer trop publiquement leur religion. Mais, nous dit-on, moyennant toutes ces protections et ces dispenses, ils avaient le droit de penser ce quils voulaient, de faire honnêtement du commerce. Sils devenaient trop riches, on pouvait les détrousser. Sils étaient considérés comme des voleurs, on pouvait leur couper la main. Sils commettaient ladultère avec une femme musulmane, on leur tranchait la gorge. Sils parlaient ou écrivaient publiquement contre la religion de Mahomet, sceau de la prophétie, on leur coupait la langue.
Cette aimable cohabitation dura en Espagne aussi longtemps que dura la domination arable. Car, très classiquement, le conquérant religieux se révéla très vite un occupant national. Il fut ressenti comme tel pendant plusieurs siècles. Ce fut ressenti comme tel pendant plusieurs siècles. Il fut combattu au nom de la foi et de la patrie par les chevaliers espagnols et portugais. Et finalement, au XVe siècle, après 700 ans dun joug laissant un très mauvais souvenir, lEmpire arabo-musulman fut chassé dEspagne par les Rois catholiques, Isabelle la Catholique et Ferdinand dAragon. Dans la conscience nationale espagnole, cette Reconquête est la grande aventure, constitutive de lidentité du pays.
Corrélativement, on doit bien se représenter que lIslam au temps de Mahomet se veut une prophétie nationale arable, constitutive dune identité qui sest étendue religieusement de lAtlantique à lIndonésie, mais dont le principe est nationaliste, éventuellement conquérant, mais non véritablement missionnaire. La communauté islamique a englobé dautres peuples, indo-européens parfois, comme les Iraniens ou les Afghans ou les Kurdes, mais elle leur a imposé lalphabet arabe et une prière en langue arabe.
LEurope a repoussé lislam au long du Moyen-Âge et elle a tenté de rétablir la liberté des pèlerinages en Orient au gré dun mouvement dexpansion du dynamisme occidental qui sest identifié à la Croisade. Pour les lieux saints de la chrétienté, mais aussi pour la maîtrise par les Francs, par les Européens du nord-ouest et même par les marchands de Venise, des comptoirs de la Méditerranée orientale.
En histoire, il nexiste guère de puissance innocente. Il existe des vainqueurs et des vaincus. Les peuples asservis ou conquis peuvent conserver leur identité et reconquérir leur liberté ou bien ils se coulent entièrement dans la logique de leur conquérant. Le Maghreb est devenu musulman et se veut parfois passionnément arabe. LEurope na voulu, elle, ni lun ni lautre. Elle perdrait son identité si elle en perdait la fierté.